Lacrimae
bougette de vivres dans les bras et d’un ton mi-hargneux, mi-désolé, lança :
— Bon, pas moyen d’vous r’tenir ?
Druon la considéra, un sourire amical aux lèvres. Il s’approcha et la serra contre lui, disant :
— Non, Cécile, nos routes se séparent. Vous ferez partie de mes meilleurs souvenirs, de ceux qui… effacent les autres, les mauvais. Je vous souhaite le meilleur, ma bonne. Je dois partir.
Elle lui fila une tape dans le dos, et émue au point des larmes, déclara :
— J’vous souhaite le bon vent. J’prierai pour vous et votre Huguelin. J’ai pas beaucoup prié pour l’bien-être de gens. Pas eu l’occasion. Mais, là, j’vas m’appliquer. Le cœur y est. Allez… j’vous en veux d’disparaître ainsi, mais… vous m’réchauffez le cœur tous deux.
1 - Touffe de cheveux, en général un épi, sur le devant du crâne.
2 - Non libres. Il existait plusieurs statuts de serfs, variables aussi en fonction des régions. Outre l’absence de liberté, le travail et les innombrables corvées qui leur étaient imposés, ils étaient frappés par de lourds impôts. Le servage « personnel » était indépendant de la situation économique de la personne, et il s’agissait d’une sorte d’esclavage qui se transmettait de génération en génération, bien que l’Église recommandât que les enfants nés de serfs soient considérés comme libres. Le servage réel était lié à la terre. Un serf pouvait s’affranchir s’il abandonnait son héritage, notamment sa terre. Au XIV e siècle, les règles du servage se sont « adoucies », les seigneurs tentant de retenir leurs paysans qui partaient vers les villes puisque nombre affranchissaient automatiquement les nouveaux arrivants.
LXIX
Tiron, novembre 1306
E n dépit du froid mordant de la matinée, Robert s’était baigné dans l’eau glaciale et un peu croupie d’un large tonneau. Il n’avait épargné ni le savon ni la brosse, sa peau prenant une couleur rose vif. Claquant des dents, grelottant, il était ressorti et Murienne, sa jeune sœur, l’avait enveloppé dans un drap qui ne l’avait guère réchauffé. Ses pieds trempés glissant dans ses socques, il s’était précipité dans leur masure afin de se sécher devant l’âtre. Inquiet, il avait demandé à sa cadette qui lui tendait une infusion bouillante :
— Tu crois que… enfin, j’m’asperge d’eau d’mauve ?
— J’suis encore ben jeune. J’chais pas trop c’qu’apprécient les d’moiselles. Sûr qu’elles ont les narines plus délicates que vous autres gars.
— Et les ch’veux ? J’les laisse friser ou j’les peigne vers l’arrière ?
— Ben, j’ch’ais pas trop non plus. Mais t’es fort beau.
— Tu trouves ?
— Oui-da, affirma la fillette avec conviction.
Cette sortie parut un peu rassurer le jeune homme.
— Et des fleurs ? Les donzelles aiment les fleurs et les m’nus présents. Tu crois qu’j’en cueille sur l’chemin ?
Pratique, Murienne remarqua :
— Y a plus d’fleurs en c’t’e saison. Et pis, c’te pas un rendez-vous d’amourette, quand même.
Le garçon se rembrunit aussitôt. Juste ! Il se laissait emporter par son émoi, imaginant ce qu’il avait envie de croire.
Deux jours plus tôt, bafouillant, s’embourbant dans ses phrases, rougissant tel un benêt, il avait arraché à Clotilde Loquet l’honneur de discuter avec elle quelques minutes, hors la présence de ses deux cerbères : Raymond, son frère ; Ghislain, son père. Clotilde avait hésité. Elle avait fini par accepter, à la condition qu’aucune parole déplacée ne soit proférée et que le rendez-vous se tienne devant l’église, peu avant sexte*, heure d’affluence dans le lieu saint qui garantissait à ses yeux une parfaite tenue. Robert en avait été satisfait, au-delà de ses espoirs. Enfin, il aurait l’occasion de lui parler, si du moins sa timidité dès qu’il était face à la jeune fille ne lui clouait pas les mots au palais. De plus, son étouffant amour pour elle naissait aussi du fait qu’elle était de belle réputation et pas le genre à accepter des rencontres galantes avec le premier venu dans les arrière-ruelles.
Bouchonné 1 telle une jument de marché, habillé de ses plus beaux vêtements, Robert se mit en route avec une heure d’avance. Il ne cessa de se répéter son beau discours tout le chemin. Du sentiment, mais point trop n’en fallait afin de ne pas affoler Clotilde,
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