Lacrimae

un peu de fermeté, de la prestance. Après tout, il était maintenant un homme, plus un jouvenceau échauffé et maladroit.
    Il patienta devant l’église, ressassant pour la millième fois les mêmes phrases. Dès qu’elle parut, belle comme un cœur, il se sentit mollir de l’intérieur et plus aucun mot ne se forma dans son esprit. Elle était ravissante, emmitouflée dans son mantel à capuche de belle laine sang-de-bœuf doublée de lapin, coiffée d’un coquet bonnet de linon 2 empesé qui traduisait l’aimable aisance de sa famille. Il se porta un peu trop vivement à sa rencontre et elle recula de trois pas précipités en le saluant d’une inclinaison de tête.
    — Euh… vot’… votre pardon… euh, damoiselle Clotilde…
    — Le bonjour, Robert.
    — Euh… oui-da… l’bon… le bonjour à vous aussi.
    Il remarqua la jolie bague de turquoise qu’elle portait au majeur gauche, son anneau de pouce serti de petites opales tout comme le lourd crucifix d’argent et d’améthyste pendu à son cou. Son père la gâtait.
    Tortillant son bonnet de feutre entre ses mains, se dandinant d’un pied sur l’autre, il resta là, muet, ne sachant plus que dire. Clotilde l’observait, dissimulant son amusement. Sentant qu’il risquait de tourner les talons et de prendre la fuite, en grand dadais qu’il devenait devant elle, elle se décida à prendre le mors 3 aux dents 4 .
    — Bien, Robert… vous aviez choses d’importance à me dire ? Me voici ! J’attends.
    Il se sentit rougir jusqu’aux cheveux et se maudit de sa maladresse, de sa bêtise.
    — Certes… tout à fait… à l’évidence… euh….
    — Je ne mords point. Robert… je ne pourrais, voudrais mentir une deuxième fois à mon cher frère Raymond pour le décourager de m’accompagner. C’est fort vilain et j’en ai conçu honte. Aussi, de grâce, parlez ! Je ne puis m’attarder trop longtemps.
    La gentille semonce porta et le jeune homme se lança :
    — Eh ben… bien, voilà ! J’com… je comprendrais que vous vous gaussiez, que… vous m’éclatiez d’ri… de rire au nez, me traitiez de fat et de fol… Je… enfin, j’ai conçu un vif, très vif attachement à votre égard… comme tant d’aut’… d’autres gars du coin. Je sais que rien, aucune parole, aucun regard de votre part ne m’y a incité. Toutefois, ainsi sont les choses. Je pense… je ne pense qu’à vous. Je sais également, que j’ai ben… bien peu de fortune, rin… rien à vous offrir qui puisse rivaliser, même de loin, avec votre train, celui que vot’… monsieur votre père vous permet. D’ailleurs, y’m’… il me botterait le derrière, ou pis, si jamais je manifestais mes sentiments et…
    Elle l’interrompit d’un petit geste en souriant :
    — Vous connaissez bien mal mon père, Robert. On le prétend sévère, sans doute parce qu’il n’est guère plaisantin, mais il est homme juste et bon. De plus, il a longue mémoire. Il doit à son labeur acharné et à son intelligence – et à ceux de ma mère, une admirable femme décédée trop tôt – d’être devenu fermier aisé après avoir sué sang et eau sur un lopin de terre à peine plus avantageux que le vôtre. Il s’en souvient. Il ne vous rossera ni ne vous toisera si vous êtes probe, travailleur et pieux. Surtout s’il se convainc, peu à peu, que vous traiterez sa fille chérie ainsi qu’il l’exige.
    Robert crut qu’il allait s’affaler au sol tant l’émotion, le bonheur, l’espoir le suffoquaient. Cependant, une dernière crainte le rongeait.
    — Mais… euh… Et vous… enfin… qu’en pensez-vous… j’veux… je veux dire… ai-je l’heur de vous… plaire un peu… ?
    Elle écarquilla les yeux, ahurie par sa candeur.
    — Enfin, Robert… réfléchissez ! Si vous « n’aviez pas l’heur de me plaire un peu », je vous aurais aussitôt éconduit, avec courtoisie, mais fermeté. Je n’aurais pas, pour la première fois de ma vie, menti à mon frère pour vous retrouver céans !
    Dieu du ciel ! Robert crut qu’il allait s’envoler de félicité. Tout ce qu’il trouva de pertinent à répondre fut :
    — Ah bon… ah… bien… Quel immense soulagement… Eh bien…
    Il tirait tant sur son bonnet qu’il allait finir par le mettre en pièces. Bien que peu au fait des joutes sentimentales, Clotilde, en femme déjà achevée, sentit que si elle ne prenait pas les choses en main, elle serait vieillarde avant qu’il demande sa