L'affaire de l'esclave Furcy
la colonie. Il montre pour les habitants de
Bourbon de l’éloignement et du mépris. Cet homme n’a aucun
intérêt au maintien de la tranquillité de notre île, lâcha Desbassayns, sans retenue, en oubliant qu’il se trouvait face à un
ministre. — Vous avez peur... » Desbassayns interrompit le ministre sans s’excuser ; le rapport de forces tournait en sa faveur, aussi il ajouta, le poing
serré et avec une fermeté qui l’étonna lui-même : « Mais comment ne pas s’alarmer en voyant ce procureur
général, c’est-à-dire l’homme chargé de la répression des
délits, adopter les doctrines de Furcy, protéger ouvertement un
esclave révolté et fugitif, qui, un écrit incendiaire à la main,
proclame sa liberté et celle de 16 000 individus ? » Molé chercha à rassurer le colon. Il rappela que Desbassayns était en quelque sorte le délégué du ministre sur l’île,
avec l’appui du gouverneur, bien sûr. Qu’il avait toute confiance
en lui, et qu’il pouvait intenter les actions qui lui semblaient
nécessaires pour maintenir la sécurité et la tranquillité à
Bourbon. Il dit tout cela autant par tactique — quand il existe
un problème, il faut s’en défaire et désigner un responsable —,que parce qu’il s’en désintéressait. Et ce n’était pas une petite
affaire qui allait l’empêcher de progresser dans sa carrière ; ce
poste de ministre des Colonies, ce n’était qu’un tremplin, rien
de plus. Il rêvait tout haut du ministère des Affaires étrangères. « Merci, Votre Excellence, pour votre soutien et votre
confiance. Vous pouvez compter sur moi. » Desbassayns salua en courbant la tête, et prit congé. Il sortit de cet entretien satisfait, conscient qu’il venait de
remporter une bataille décisive. Maintenant, il fallait étouffer
l’affaire à Bourbon. C’était dans ses cordes, songea-t-il, optimiste. À cet effet, il allait réunir le conseil privé de l’île.
13
Il n’aimait pas les conflits. Le gouverneur Lafitte détestait
qu’on hausse le ton, qu’on ne recherche pas le consensus ; il
partait du principe qu’il y avait toujours moyen de s’entendre.
Dès le début de la réunion, il ressentait des maux de ventre et
appuyait sa main gauche pour tenter d’adoucir la douleur. L’atmosphère était tendue, les querelles seraient inévitables ; tout
le monde s’y attendait. La règle voulait que ce soit le gouverneur qui décide de
réunir le conseil privé, cette instance composée des principaux
dirigeants politiques et judiciaires de l’île. C’était là que se
prenaient toutes les décisions qui concernaient l’avenir de
Bourbon. La réunion avait lieu trois ou quatre fois par an, par
exemple pour mettre en place une nouvelle organisation administrative, ou voter la construction d’un collège, ou encore
lorsqu’il était question de s’adresser à la France après un
cyclone particulièrement dévastateur. C’était le gouverneur qui décidait, mais Desbassayns s’était
senti pousser des ailes après l’entrevue avec le ministre des
Colonies. Il était rentré revigoré de Port-Louis. Et, pour dire la
vérité, il n’appréciait plus ce Lafitte, en qui il avait beaucoup
cru. Trop mou, bien que général, trop influençable, trop attirépar les choses de la culture. Cet homme-là se laissait aisément
séduire par la parole des intellectuels, pensait Desbassayns. Il
en était sûr : le gouverneur avait toujours rêvé de rejoindre ce
monde que lui abhorrait. Or, Bourbon avait besoin d’une poigne de fer. Il fallait donc réunir ce conseil privé pour parler de « l’affaire de l’esclave Furcy », et punir les comploteurs : Gilbert
Boucher et son substitut Sully-Brunet qui faisaient aussi partie
de ce conseil. Urbain Lafitte n’en voyait pas la nécessité, mais
il céda aux injonctions de Desbassayns et de ses amis. Le conseil privé s’était donc réuni en cette fin du mois d’octobre 1817. Il était évident qu’il allait se transformer en une
confrontation entre Boucher et Desbassayns de Richemont ;
les deux hommes se détestaient. On n’échangea pas même les
courtoisies d’usage, chacun s’assit sans faire de bruit. Deux
camps se formèrent. D’un côté, Sully-Brunet et Boucher, assis
côte à côte, comme au tribunal quand ils avaient affaire à un
dossier périlleux. Et en face, les deux frères Desbassayns, le
maire de Saint-Denis, l’avocat général, le président du tribunal
d’instance
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