L'affaire de l'esclave Furcy
et le vice-président de la chambre d’agriculture —
l’un des frères Desbassayns en était le président. Lafitte savait
le combat perdu d’avance. Il n’avait pas choisi de camp, et on
avait du mal à concevoir que, dans cette assemblée-là, c’était
lui le gouverneur de Bourbon. À ce moment précis, juste avant
d’entamer les débats, il se mit à penser qu’il ne resterait pas
six mois de plus dans cette île où la nature était généreuse, et
les hommes décidément bien trop attachés à leur commerce.
La vie culturelle à Bourbon était réduite aux mondanités, et il
avait le projet de monter un grand théâtre, et d’y accueillir les
meilleures troupes du monde. Or, tout l’argent public avait été
investi dans la réalisation d’un vaste jardin inutile. Il fallait aborder cette réunion. « Messieurs, annonça, Lafitte, d’une voix étouffée et la main
gauche toujours sur le ventre. J’ai tenu à réunir le conseil privé
afin de régler au plus vite l’affaire de l’esclave Furcy qui met
en danger la tranquillité de notre île. » L’avocat général Gillot l’Étang crut bon de faire du zèle. Il
interrompit Lafitte, s’en excusa, et prit la parole : « Pardonnez-moi de vous interrompre, il s’agit plus que de
tranquillité, je dirais plutôt qu’il s’agit de sécurité. Et je ne
peux m’empêcher de conseiller à l’auteur, ce nommé Furcy, de
se faire connaître, car je ne répondrai pas s’il périt victime de
sa coupable audace. » Ses amis approuvèrent cet appel au meurtre. Gilbert Boucher et Sully-Brunet ouvrirent les yeux, abasourdis. Même
Desbassayns en fut gêné. Lafitte tenait à montrer que c’était lui qui menait le conseil.
Il toussa, puis reprit la parole. « Monsieur le baron Desbassayns, veuillez nous donner un
aperçu de la situation afin que nous puissions prendre, ici, la
meilleure décision pour notre île. » Desbassayns n’aimait pas qu’on le nomme en oubliant
d’ajouter « de Richemont », il prenait cela comme une agression. Mais il ne le souligna pas, ce n’était ni le lieu ni le
moment. Il répondit, assez brutalement : « Je ne vais pas vous résumer la situation, tout le monde la
connaît : un esclave nommé Furcy met en danger Bourbon en
ayant à l’esprit d’attaquer son maître en justice. Cette affaire
crée déjà une vive sensation, fait trop de bruit, et nous nous en
inquiétons. Si ce misérable réussit son entreprise, ce sont
16 000 esclaves qui vont recouvrer leur liberté. C’est inadmissible. J’ai vu son excellence la semaine dernière, le ministre dela Marine et des Colonies, et il me fait totalement confiance
pour régler au plus vite cette affaire. » Cette dernière affirmation impressionna les autres membres
du conseil. Desbassayns le remarqua. Il poussa son pion en
expliquant que le vrai problème n’était pas Furcy. « C’est un esclave, précisa-t-il, il n’a pas pu monter seul
toute cette action. Il est évident qu’un tel attentat ne peut rester
impuni. Je vous propose d’exiger l’arrestation de Furcy, mais
il n’est pas le seul coupable. » À ce moment du débat, Gilbert Boucher comprit qu’il allait
être attaqué par Desbassayns. Mais ce dernier visa Sully-Brunet. Il se tourna vers le jeune substitut, en le regardant hostilement : « La main qui a soutenu Furcy ne doit pas non plus rester
impunie. Je vous propose de dispenser le sieur Sully-Brunet de
ses fonctions pour l’écarter du foyer d’intrigues. Il doit quitter
Saint-Denis. Son manque d’expérience est préjudiciable.
N’est-il pas en train de militer pour le rétablissement du trop
fameux décret du 16 pluviôse de l’an II qui a failli prononcer
l’anéantissement de nos colonies. » Il faisait allusion à la première abolition de 1794, puis l’esclavage avait été rétabli par son ami Bonaparte, en 1802. Sully-Brunet resta sans voix. Boucher fut également marqué
par l’attaque. Pour la première fois de son existence, il ressentait de la haine envers quelqu’un. Il en voulait à Desbassayns
d’être à l’origine de ce sentiment nouveau pour lui. Toute sa
vie, Boucher avait vécu avec la forte conviction que la haine
ne résolvait jamais rien. Il ne se reconnaissait plus, et chercha
à retrouver son calme. Il posa sa main sur celle de Sully-Brunet, assez ostensiblement pour que les autres voient qu’il
restait solidaire. Lafitte ne savait comment reprendre le débat. Il appréciait
Boucher mais
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