L'affaire Toulaév
faut que tu tâches de dormir quelques heures…
Tiré du sommeil à la pointe du jour, Ryjik eut quelques instants pour prendre congé de son compagnon d'une nuit : ils s'embrassèrent sur la bouche. Un détachement des troupes spéciales entoura Ryjik sur la plate-forme du camion, afin que personne ne pût le voir, mais personne ne passait sur la chaussée. À la station, un excellent wagon des services pénitentiaires l'attendait. Il comprit qu'il était probablement sur la grande ligne de Moscou. Le panier de vivres déposé pour lui sur la banquette contenait des aliments luxueux, oubliés depuis longtemps, saucisson et fromage blanc. Ces vivres préoccupèrent Ryjik, car il avait grand faim ; ses forces baissaient. Il décida de se nourrir le moins possible, juste de quoi se soutenir, et par gourmandise de ne manger que les bons aliments rares. Couché sur le bois, dans le fracas rythmique de l'express, il les savoura en pensant sans crainte aucune, plutôt même avec soulagement, à mourir bientôt. Ce fut un voyage reposant. De Moscou, Ryjik n'entrevit qu'une gare de marchandises la nuit. Des lampes à arc embrassaient au loin l'écheveau des rails, un vague halo rouge couvrait la ville. La voiture cellulaire suivit des rues endormies où Ryjik n'entendit qu'un ronflement de moteur, la dispute morne de deux ivrognes, le carillon féerique d'une horloge qui laissa tomber dans le silence quelques notes musicales, bouleversantes. Trois heures. Il reconnut à son atmosphère indéfinissable l'une des cours de la prison de Boutirky. On le fit entrer dans un petit bâtiment remis à neuf, puis dans une cellule peinte en gris à hauteur d'homme ainsi que sous l'ancien régime, pourquoi ? La couchette avait des draps, l'ampoule électrique du plafond déversait une lumière sans force. Ce n'est rien, ce n'est que la vraie Côte du Néant…
Appelé dès le matin à l'instruction, il n'eut que quelques pas à faire dans le corridor. Les portes des cellules voisines étaient ouvertes : bâtiment inoccupé. Dans une de ces cellules, meublée d'une table et de trois chaises, Ryjik reconnut tout de suite Zvéréva, qu'il connaissait depuis plus de vingt ans, depuis la Tchéka de Pétrograd, le complot Kaas, l'affaire Arkadi, les batailles de Poulkovo, les affaires commerciales du début de la N.E.P. Cette hystérique pétrie de ruse et d'appétits insatisfaits survivait donc seule à tant d'hommes vaillants ? « C'est dans l'ordre, pensa Ryjik. Juste ce qu'il fallait, nom de Dieu ! » Ça le fit drôlement sourire, sans saluer. À côté d'elle une tête ronde aux cheveux gras soigneusement partagés. « La jeune canaille administrative qui te contrôle, vieille putain de fusilleurs ? » Ryjik ne dit mot, s'assit, les regarda en face, calmement.
– Vous m'avez reconnue, je crois, dit Zvéréra, d'une voix douce, avec une sorte de tristesse.
Haussement d'épaules.
– J'espère que votre transfert ne s'est pas fait dans de trop mauvaises conditions… J'avais donné des ordres. Le Bureau politique n'oublie pas vos états de service…
Nouveau haussement d'épaules moins accentué.
– Nous considérons votre temps de déportation comme fini…
Il ne broncha pas, l'expression ironique.
– Le parti attend de vous une attitude courageuse qui vous sauvera vous-même…
– Comment n'avez-vous pas honte ? dit Ryjik avec dégoût. Regardez-vous dans un miroir, ce soir, je suis sûr que vous vomirez. Si on pouvait crever de vomir, vous crèveriez…
Il avait parlé bas : une voix sortant de la tombe. Blanc, blême, hirsute, débile comme un grand malade et dur comme un vieil arbre foudroyé. Pour le haut fonctionnaire poupin à la tête pommadée, il n'eut qu'un regard de biais, un froncement de narines méprisant.
– J'ai tort de m'emporter, vous ne valez pas ça. Vous êtes au-dessous de la honte. Vous valez tout juste la balle du prolétariat qui vous fusillera un jour si vos maîtres ne vous liquident pas auparavant, demain par exemple…
– Dans votre intérêt, citoyen, je vous prie de vous modérer. Ici, la véhémence et l'insulte ne servent à rien. J'accomplis mon devoir. Une accusation capitale pèse sur vous, je vous offre les moyens de vous disculper…
– Assez. Prenez bien note de ceci. Je suis irrévocablement décidé à n'engager avec vous aucune conversation, à ne répondre à aucun interrogatoire. C'est mon dernier mot.
Il regarda ailleurs, le plafond, le néant. Zvéréva s'assura de
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