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L'affaire Toulaév

Titel: L'affaire Toulaév Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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») De coutume, on reste couché pendant les grèves de la faim, chaque mouvement exigeant une dépense de forces… Ryjik résolut de marcher le plus qu'il pourrait.
    Pas une inscription sur les murs fraîchement repeints. Ryjik fit venir le sous-chef du corridor pour lui demander des livres.
    – Tout à l'heure, citoyen.
    Puis, ce sous-chef revint dire :
    – Il faudra que vous fassiez une demande au juge d'instruction, à votre prochain interrogatoire…
    – Je ne lirai plus rien, pensa Ryjik étonné de ce que son adieu aux livres fût si indifférent.
    Il faudrait aujourd'hui des livres fulgurants, pleins d'une algèbre historique irréfutable, pleins de réquisitoires sans merci, des livres qui jugeraient ce temps : chaque ligne devrait y être d'implacable intelligence, imprimée avec du feu pur. Ces livres naîtront plus tard. Ryjik voulut se remémorer des livres liés pour lui à la sensation de la vie. Le papier grisâtre des journaux, avec leur fade rabâchage, ne lui laissait qu'un souvenir d'insipidité. D'un passé très lointain lui revint avec intensité l'image d'un jeune homme qui étouffait dans sa cellule, se hissait sur les barreaux de la fenêtre, apercevait alors trois rangs de fenêtres grillées sur une façade jaune, une cour dans laquelle d'autres prisonniers sciaient du bois, un ciel attirant qu'il eût voulu boire… Ce lointain prisonnier – moi, un moi dont je ne sais pas en vérité s'il est vivant ou s'il est mort, un moi plus étranger à moi que bien des fusillés de l'an dernier – reçut un jour des livres qui le firent renoncer avec ivresse à l'appel des ciels, l'Histoire de la Civilisation de Buckle et des Contes populaires bien-pensants qu'il feuilleta avec irritation. Vers le milieu du livre le caractère d'imprimerie changeait et c'était le Matérialisme historique de Georges Valentinovitch Plékhanov. Jusqu'alors, lui semblait-il, ce jeune homme n'avait été que vigueur élémentaire, muscles adroits tentés par l'effort, instincts, il s'était senti pareil à un poulain dans les prés ; et la rue sordide, l'atelier, les amendes, le manque d'argent, les semelles trouées, la prison le tenaient comme la bête au piquet. Il se découvrit soudainement une nouvelle capacité de vivre qui dépassait inexprimablement ce qu'on appelait d'ordinaire la vie. Il relisait les mêmes pages en arpentant la cellule, tellement heureux de comprendre qu'il eût voulu courir et crier et qu'il écrivit à Tania : « Pardonne-moi si je souhaite de rester ici assez pour finir ces livres. Je sais enfin pourquoi je t'aime… » Qu'est-ce donc que la conscience ? Apparaît-elle en nous comme une étoile dans le ciel blanc du crépuscule, invisiblement, indéniablement ? Lui qui, la veille, vivait dans le brouillard, voyait maintenant la vérité. « C'est cela, c'est le contact de la vérité. » La vérité était simple, proche comme une jeune femme que l'on prend dans ses bras en lui disant chérie et dont on découvre les yeux limpides où se mêlent la lumière et l'ombre. Il tenait la vérité pour toujours. En novembre 1917, un autre Ryjik – et pourtant le même ? – alla réquisitionner au nom du parti, avec la garde rouge, une grande imprimerie de Vassili-Ostrov. Devant les puissantes machines qui font les livres et les journaux, il s'exclama : « Eh bien, camarades, le temps du mensonge est fini ! Les hommes n'imprimeront plus que la vérité ! » Le propriétaire de l'imprimerie, un gros monsieur pâle aux lèvres jaunes plaça méchamment : « Pour ça, messieurs, je vous en défie bien ! » et Ryjik eut envie de le tuer sur place, mais nous n'apportions pas la barbarie, nous en finissions avec la guerre et le meurtre, nous apportions la justice prolétarienne. « Nous verrons, citoyen ; sachez en tout cas que les messieurs sont à jamais finis… » L'homme qu'il était en ce temps-là dépassait la quarantaine, âge lourd pour les gens du travail, mais il se sentait redevenir un adolescent : « La prise du pouvoir, disait-il, nous rajeunit tous de vingt ans… »
    Les trois premiers jours qu'il passa sans nourriture ne le firent presque pas souffrir. Ne buvait-il pas trop ? La faim n'était qu'un tourment viscéral qu'il mesurait avec détachement. Des migraines l'obligeaient à demeurer couché, puis elles passaient, mais des vertiges l'adossaient brusquement au mur tandis qu'il marchait. Ses oreilles s'emplissaient d'un bourdonnement de mer dans un coquillage. Il rêvait

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