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L'affaire Toulaév

Titel: L'affaire Toulaév Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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l'ajustement de sa coiffure. Gordéev sortit un bel étui à cigarettes laqué où l'on voyait une troïka s'élancer dans la neige, et l'avança vers Ryjik :
    – Vous avez beaucoup souffert, camarade Ryjik, nous vous comprenons…
    Une telle grimace de mépris lui répondit qu'il perdit contenance, rentra son étui, consulta de l'œil Zvéréva désemparée. Ryjik leur souriait à demi, paisiblement insultant.
    – Nous avons les moyens de faire parler les criminels les plus endurcis…
    Ryjik laissa tomber sur le parquet un lourd crachat, se leva en murmurant assez haut pour lui-même : « Quelle puante vermine ! », leur tourna le dos, ouvrit la porte, dit aux trois hommes de service spécial qui étaient là :
    – En cellule ! et rentra dans sa cellule.
    Lui sorti, Gordéev prit tout de suite l'offensive.
    – Vous auriez dû préparer l'interrogatoire, camarade Zvéréva…
    Il déclinait ainsi toute responsabilité pour cet échec. Zvéréva examinait stupidement le bout de ses ongles vernis. La moitié du procès par terre ?
    – Avec votre autorisation, dit-elle, je le briserai. Je n'ai aucun doute sur sa culpabilité. Son attitude même…
    Ces paroles remirent Gordéev devant sa responsabilité.
    – Si vous ne me donnez pas carte blanche pour réduire cet accusé qui nous est nécessaire, c'est vous qui aurez torpillé le procès…
    – Nous verrons, murmura Gordéev, évasivement.
    Ryjik se jeta sur le lit. Il tremblait tout entier. Il sentait son cœur osciller pesamment dans sa poitrine. Des idées en lambeaux, pareilles à des loques déchirées par un grand feu, et des morceaux de raisonnements cassés dont les tranchants luisaient par instants et faisaient mal, roulaient sous son crâne sans qu'il éprouvât le besoin d'y mettre de l'ordre. Tout était sondé, pesé, conclu, fini. Cette tempête intérieure se levait malgré lui. Elle commença de s'apaiser lorsqu'il aperçut, sur la table, la pitance du jour, le pain noir, la gamelle de soupe, deux morceaux de sucre… Il avait faim. Tenté de se lever pour flairer la soupe, choux aigres et poisson sans doute, il se contint. Le désir l'effleura de manger pour la dernière fois, pour la dernière fois ! Ce serait bon… Non. Faire vite. Ce fut grâce à ce mouvement de volonté qu'il retrouva la pleine maîtrise de lui-même et que la décision se prononça en lui, définitivement. La pierre glisse sur une déclivité du sol, arrive au bord du précipice, y tombe : nulle proportion n'existe entre le léger choc qui lui donna l'impulsion et la profondeur de sa chute. Calmé, Ryjik ferma les yeux pour réfléchir. Plusieurs jours se passeraient probablement avant que ces salauds aient mis leurs intentions au clair. Combien de temps tiendrai-je ? À trente-cinq ans, on peut encore déployer une certaine activité entre le quinzième et le dix-huitième jour de grève de la faim, à la condition de boire chaque jour plusieurs verres d'eau. À soixante-six ans, dans mon état actuel – sous-alimentation chronique, usure, volonté de non-résistance –, j'entrerai en une semaine dans la dernière phase… Sans boisson, la grève de la faim est mortelle en six à dix jours, mais extrêmement difficile à soutenir dès le troisième, à cause des hallucinations. Ryjik décida de boire afin de moins souffrir et de garder sa lucidité, mais de boire le moins possible, pour abréger. Le difficile, ce serait de déjouer la vigilance des surveillants en faisant disparaître les aliments. Éviter à tout prix les procédures répugnantes de l'alimentation à la sonde… La chasse d'eau du cabinet fonctionnait bien ; Ryjik n'éprouva aucune difficulté à détruire le pain qu'il fallait émietter, et c'était long, l'arôme du seigle fermenté montait aux narines, la sensation de cette pâte qui était la vie même, entrait dans les doigts, dans les nerfs. Dans peu de jours, ce serait pour les doigts débilités et pour les nerfs surmontant leur débâcle, une épreuve de plus en plus pénible. De penser que l'immonde Zvéréva et l'autre canaille aux cheveux lisses n'avaient pas prévu ça, Ryjik ricana joyeusement. (Et le gardien de service, qui avait ordre de l'observer de dix en dix minutes par l'œil découpé dans le guichet de la porte, vit sa tête blafarde tout éclairée par un grand ricanement et il transmit a l'instant son rapport au sous-chef du corridor II : « Le prisonnier de la Cell. 4, couché sur le dos, rit en se parlant à lui-même…

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