L'affaire Toulaév
plus qu'il ne pensait ; ne rêvant ni ne pensant à la mort si ce n'était d'une façon dérisoirement superficielle. « Concept purement négatif, le signe moins ; la vie seule existe… » C'était évident, c'était vertigineusement faux. Stupides, l'évidence et le vertige… Il eut froid, couché sous sa couverture et le gros manteau d'hiver : « C'est la chaleur de la vie qui s'en va… » Frissonna longtemps, pris d'un tremblement de feuille dans l'orage – non, d'un tremblement électrisé, ding-ding-ding-ding… De grandes lueurs colorées, comme les aurores boréales, lui remplissaient les yeux ; il voyait aussi des lumières obscures, frangées de feu : éclairs, disques, planètes éteintes… Peut-être l'homme peut-il entrevoir beaucoup de choses mystérieuses quand la matière de son cerveau commence à se désagréger ? N'est-elle pas faite de la même substance que les mondes ? Une somptueuse chaleur pénétrait ses membres, il se levait, économe dans ses mouvements, pour broyer entre ses doigts dont les articulations devenaient douloureuses, le seigle noir qu'il fallait détruire, détruire coûte que coûte, camarades, malgré son odeur affolante.
Le jour vint où il n'eut plus la force de se lever. Ses mâchoires se decomposaient, elles allaient crever comme un abcès, cela soulage, crever comme une grosse bulle de chair, une grosse bulle de savon transparente en laquelle il reconnaissait sa tête, un ridicule soleil grimaçant. Il riait. Des glandes mûrissaient sous ses oreilles, douloureusement comme une carie… Une infirmière entrait, l'appelait affectueusement par son prénom d'autrefois, et il se redressait pour la chasser, mais il la reconnaissait : « Toi, toi, tu es morte depuis si longtemps et te voici, et c'est moi qui meurs parce qu'il le faut, chérie. Promenons-nous un peu, veux-tu ? » Ils suivaient les quais de la Néva jusqu'au jardin d'Été, dans la nuit blanche. « J'ai soif, soif, chérie, incroyablement soif… Je délire, c'est bien, pourvu qu'ils ne s'en aperçoivent pas trop vite. Un grand verre de bière, mon amie ! vite ! » Sa main tendue vers le gobelet trembla tellement que le gobelet roula sur le parquet avec un doux tintement de clochettes, et de belles vaches tachetées bleu et or aux cornes transparentes largement ouvertes avançaient leurs poitrines dans un pré de Karélie ; les bouleaux grandissaient de seconde en seconde, en agitant des feuillages qui faisaient signe mieux que des mains – c'est ici la rivière, ici la source pure, buvez, belles bêtes ! Ryjik se couchait sur l'herbe pour boire, boire, boire, boire…
– Vous êtes malade, citoyen ? Qu'avez-vous ?
Le surveillant-chef lui mettait la main sur le front, une main fraîche, bienfaisante, une immense main de nuages et de neige… La pitance du jour intacte sur le parquet, un reste de pain dans la cuvette du cabinet, ces énormes yeux étincelants au fond des orbites bistrées, ce tremblement du grand corps qui se communiquait au lit, l'haleine fétide du prisonnier… Le surveillant-chef comprit instantanément (et se vit perdu : quelle criminelle négligence dans le service !).
– Arkhipov !
Arkhipov, soldat du bataillon spécial, entra d'un pas lourd qui retentit dans le cerveau de Ryjik comme des pelletées de terre sur sa tombe, c'est drôle, il est donc si simple d'être mort, mais où sont les comètes ?
– Arkhipov, versez-lui doucement de l'eau dans la bouche…
Le surveillant-chef annonçait au téléphone : « Camarade chef, je fais rapport : le prisonnier 4 est mourant… » De téléphone en téléphone, la mort du prisonnier 4, encore vivant, parcourut Moscou en répandant la panique sur son chemin ; elle bourdonnait dans le cornet acoustique du Kremlin, elle insinuait une petite voix suraiguë dans les appareils de la Maison du Gouvernement, du Comité central, du commissariat de l'Intérieur, elle s'annonça d'une voix d'homme faussement ferme dans une villa entourée d'un silence idyllique au milieu des bois de la Moskova ; là son murmure agressif l'emporta sur d'autres murmures qui informaient d'une escarmouche à la frontière sino-mongole et d'une avarie grave à l'usine de Tschéliabinsk.
– Ryjik mourant ? dit le chef de sa voix basse des colères rentrées. J'ordonne qu'on le sauve !
Ryjik se désaltérait d'une eau délicieuse. C'était de la glace et c'était du soleil. Il marchait d'un pas aérien sur la neige. « Ensemble, ensemble », dit-il joyeusement
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