L'affaire Toulaév
qui fit tourner toutes les têtes dans le couloir.
Le sous-officier, devenu cramoisi, intervint :
– Citoyen, il vous est rigoureusement défendu d'adresser la parole à qui que ce soit…
– Je m'en fous, dit paisiblement Ryjik.
– Taisez-vous !
De la couchette supérieure, un des soldats couchés là jeta sur Ryjik une couverture. Un grand remue-ménage suivit et quand Ryjik se dégagea, il vit que l'on avait fait évacuer le couloir. Trois soldats obstruaient l'entrée du compartiment. Ils le regardaient avec fureur et terreur. Vis-à-vis, le sous-officier, attentif, scrutait ses moindres mouvements, prêt à se jeter sur lui pour le bâillonner, pour le ligoter, pour le tuer même ? afin qu'il ne prononçât plus une parole.
– Imbécile, lui dit Ryjik, bien en face, sans colère, avec une envie de rire surmontée par la nausée.
Tranquillement accoudé à la fenêtre, il contempla la fuite des terres. Grises au premier abord, et stériles, elles ne l'étaient plus en réalité car on y discernait vite les premières pousses vertes du blé. Jusqu'au-delà des horizons, ces plaines étaient semées de graines en or végétal, chétives mais invincibles. Vers le soir, des cheminées parurent au loin, sous de noires fumées. Une grande usine alluma des brasiers rougeoyants ; on était dans la région industrielle de l'Oural. Ryjik y reconnut des profils de montagnes. « J'ai passé ici à cheval en 1921, c'était le désert… Quelle fierté, quelle fierté… » La petite prison de l'endroit était propre, bien éclairée, peinte à l'intérieur en vert d'eau, comme un lazaret. Ryjik y prit un bain, y reçut du linge propre, des cigarettes, un repas chaud, passable… Son corps éprouvait de menues joies indépendantes de son esprit : celle d'avaler la soupe chaude et d'y trouver un goût d'oignon, celle de se nettoyer, celle de s'étendre commodément sur une paillasse neuve… « Bon, murmurait l'intelligence, nous voici en Europe, dernière étape… » Une grande suprise l'attendait. La cellule faiblement éclairée dans laquelle on l'introduisait contenait deux lits et sur l'un des deux quelqu'un dormait. Au bruit des verrous tirés et refermés, le dormeur se réveilla.
– Soyez le bienvenu, dit-il aimablement.
Ryjik s'assit sur l'autre lit. Les deux enfermés se regardèrent dans le brouillard avec une immédiate sympathie.
– Politique ? demanda Ryjik.
– Comme vous, cher camarade, répondit le dormeur éveillé. Je vous devine, j'ai acquis un flair infaillible en cette matière… Isolateur de Verkhnéouralsk, de Tobolsk, peut-être de Souzdal ou de Yarolslavl ? L'un des quatre, j'en suis sûr ; ensuite Extrême-Nord, n'est-ce pas ?
C'était un petit homme barbichu dont la face ratatinée ressemblait à une pomme cuite, mais éclairée par de bons yeux de chouette. Ses longs doigts de sorcier jouaient sur la couverture… Ryjik hochait la tête en signe d'assentiment, hésitant un peu à se mettre en confiance.
– Que le diable m'emporte ! Comment faites-vous pour être encore en vie ?
– Je n'en sais vraiment rien, dit Ryjik, mais je crois que je n'en ai pas pour longtemps.
Le barbichu fredonna :
Brève est la vie comme le flot…
Verse-moi le vin qui console…
– En réalité, toute cette déplaisante histoire n'est pas si brève qu'on le dit… Permettez-moi de me présenter : Makarenko, Bogouslav Pétrovitch, professeur de chimie agricole à l'Université de Kharkov, membre du parti depuis 1922, exclu en 1934 – déviation ukrainienne – le suicide de Skrypnik et cætera…
Ryjik se présenta à son tour :
– … ancien membre, du Comité de Pétrograd, ancien membre suppléant du C.C… opposition de gauche…
Les couvertures du barbichu eurent un mouvement d'ailes, il sauta hors du lit, en chemise, le corps cireux, les jambes poilues. Rires et larmes froissaient son visage ridicule. Il gesticula, étreignit Ryjik, s'arracha à lui, revint sur lui, finit par s'arrêter au milieu de l'étroite cellule, agité comme un polichinelle.
– Vous ! Phénoménal ! On commentait votre mort l'an dernier dans toutes les prisons… D'une grève de la faim… On commentait votre testament politique… Je l'ai lu : pas mal du tout, quoique… Vous ! Ah ! Sacré nom ! Eh bien, je vous félicite ! C'est formidable !
– J'ai fait la grève de la faim, en effet, dit Ryjik, et j'ai changé d'idée à l'avant-dernière heure parce que j'ai cru que la crise du régime allait
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