L'affaire Toulaév
Qu'est-ce qui nous berce ? murmura-t-elle encore, je sens que je m'endors…
Elle s'endormit la joue sur le sac, dans l'odeur du blé. Kostia veilla un instant sur elle. Sa joie était si grande qu'elle devenait pareille à de la tristesse. Le même bercement l'endormit à son tour.
La dernière étape, à franchir à travers le brouillard matinal, puis sous le soleil, fut la plus pénible. La file de porteurs titubants s'étendit d'un horizon à l'autre. Le président du kolkhoze, Vaniouchkine, vint à leur rencontre avec des charrettes. Kostia lui jeta rudement son sac sur la tête et les épaules.
– À ton tour, président !
Une joie étale régnait sur le paysage.
– Les semailles sont sauvées, frère. Tu vas tout de suite me signer deux congés de quinze jours pour Maria et moi. On se marie.
– Félicitations, dit le président.
Il claqua la langue pour accélérer le pas des chevaux.
Romachkine vivait plus dignement que naguère. Sans changer de bureau, au cinquième étage du trust Moscou-Confection, et bien que n'étant pas encore du parti, il s'était senti grandi. Une note de service affichée dans le corridor avait annoncé un soir que « le sous-chef de la section des salaires, Romachkine, collaborateur ponctuel et zélé, était promu premier sous-chef avec une augmentation de salaire de cinquante roubles par mois et mention au tableau d'honneur ». De sa table dans l'insignifiance, criblée de taches d'encre et de ronds de colle, entre porte et armoire, Romachkine passait au bureau verni qui faisait vis-à-vis à un autre bureau semblable mais plus grand, celui du directeur des tarifs et salaires du trust. Romachkine disposa d'un téléphone intérieur, plutôt gênant en réalité, car les appels l'interrompaient dans ses calculs, mais qui était aussi un symbole inespéré d'autorité. Le président du trust lui-même, usant de cet appareil, demandait parfois un renseignement. C'étaient des moments graves. Romachkine éprouvait quelque peine à répondre assis, sans s'incliner, sans sourire aimablement. Seul, il se fût certainement levé pour mieux prendre un air déférent et promettre : « Sur l'heure, camarade Nikolkine ; vous aurez les données exactes dans quinze minutes… » Ceci promis, Romachkine se redressait jusqu'à toucher le dossier du fauteuil tournant, jetait un coup d'œil important sur les cinq tables du bureau et faisait signe au morne Antochkine, sûrement malade du foie, son remplaçant à la table de l'insignifiance.
– Camarade Antochkine, il me faut pour le président du trust le dossier de l'avant-dernière conférence sur les prix et salaires, plus le message du syndicat du Textile concernant l'application des directives du C.C. Vous avez sept minutes.
Dit avec fermeté simple, sans appel. Le sous-chef Antochkine regardait la pendule comme l'âne regarde la trique ; ses doigts feuilletaient très vite des fiches ; il semblait mâcher quelque chose… Avant l'expiration de la septième minute, Romachkine recevait de ses mains les papiers, le remerciait avec bienveillance. Du fond de la pièce, la vieille dactylo et le garçon de bureau regardaient Romachkine avec un respect évident. (Qu'ils pensassent ensemble : « Oh la la, ce vieux rat crevé, qu'est-ce qu'il se croit ! Puisses-tu en attraper la colique, citoyen lèche-bottes ! » Romachkine, toujours bien disposé envers autrui, ne pouvait pas s'en douter.) Le chef de bureau, tout en donnant des signatures, arrondissait les épaules d'une manière approbative. Romachkine découvrait l'autorité qui grandit l'homme, cimente l'organisation, féconde le travail, économise le temps, abaisse les frais généraux… « Je me croyais nul sachant seulement obéir dans le travail, et me voilà capable de commander. Quel est ce principe qui confère une valeur à l'homme auparavant sans valeur ? Le principe de hiérarchie. » Mais la hiérarchie est-elle juste ? Romachkine y pensa plusieurs jours de suite avant de se répondre par l'affirmative. Quel meilleur gouvernement qu'une hiérarchie d'hommes justes ?
L'avancement lui allouait une autre récompense : la fenêtre était à sa droite, il n'avait qu'à tourner la tête pour y apercevoir des arbres dans des cours, des linges séchant sur des fils de fer, des toits de vieilles maisons, des clochetons d'église en jaune vieux rose, subsistant humblement dans l'ombre d'un building : presque trop d'espace, des choses étonnantes sous le ciel, pour bien travailler.
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