L'affaire Toulaév
marcheurs s'enfonça dans les champs noirs. Kostia conduisait vers la lune montante, énorme et flamboyante sur le lointain, la première troupe, celle des jeunes gens qui chantèrent en chœur jusqu'à la grande fatigue :
Si c'est la guerre,
Si c'est la guerre,
puissante patrie,
– que nous serons forts !
Fillette, fillette,
que j'aime tes mirettes !
Le Père Guérassime et l'agronome Kostioukine fermaient la marche pour entraîner les traînards en racontant des histoires. Ils bivouaquèrent sur les berges de la Séroglazaya, la rivière-aux-yeux-gris, plus laiteuse que grise ; un doux sifflement continu montait des roseaux. La rosée froide de l'aube les transit. Kostia et Maria dormirent plusieurs heures l'un contre l'autre, roulés dans la même couverture, pour avoir moins froid, trop tendus pour se parler, bien que la lune fût ensorcelante, entourée d'un cercle de pâleur vaste comme le monde. Ils repartirent au petit jour, dormirent encore dans la forêt, sous la chaleur de midi, atteignirent la grande route, y cheminèrent en soulevant un nuage de poussière, pour arriver au rayon avant la fermeture des bureaux. Le comité du parti leur fit offrir un bon repas, soupe au poisson et pâte de gruau ; l'orchestre des camionneurs les accompagna au départ, les uns courbés sous leurs sacs et leurs ballots, les autres chantant, précédés jusqu'au premier tournant de la route par le drapeau rouge des Jeunesses. Kostioukine, Kostia et le Père Guérassime étaient pourtant allés tenir au Comité des propos amers.
– Les transports nous foutent dedans : ni camions, ni tracteurs, ni charrois – que le diable vous emporte ! (Le visage de Kostioukine se ramassait furieusement comme la tête rougeâtre et plissée de certains vieux oiseaux de proie.) Les gens ne sont pas faits pour ce métier de bêtes de somme ! Passe encore pour nous, mais les kolkhozes qui sont à cent kilomètres et plus, qu'est-ce qu'ils vont faire ?
– C'est vrai, camarades ! répondait le secrétaire du rayon avec un geste démonstratif vers quelqu'un des siens : Prenez ça pour vous !
Le Père Guérassime n'intervint qu'à la fin, d'un ton voilé, plein de sous-entendus :
– Êtes-vous bien sûr, citoyen secrétaire, qu'il n'y ait pas de sabotage là-dessous ?
Le secrétaire, piqué, dit :
– J'en réponds, citoyen desservant du culte ! C'est l'essence qui est en retard.
– À votre place, je n'en répondrais pas, citoyen secrétaire, car Dieu seul sonde les consciences et les reins.
Le mot fit bien rire.
– Est-ce qu'il ne commence pas à devenir un peu trop influent ? demanda à mi-voix le représentant de la Sûreté, coincé entre deux directives dont l'une ordonnait de ne point tolérer que le clergé acquît une influence politique et l'autre de cesser les persécutions antireligieuses.
– Jugez-en vous-même ! répondit le secrétaire du parti, également entre ses dents.
Kostia accrut leur embarras en soulignant que « le camarade desservant du culte est aujourd'hui notre véritable organisateur… ».
Les heures comptaient puisque l'on perdait au moins huit jours sur le plan des travaux, après en avoir perdu beaucoup d'autres dans l'attente des moyens de transport, et qu'il fallait aussi craindre les pluies. Les cent soixante-cinq cheminèrent jusqu'à l'épuisement, courbés sous leur faix, suant, geignant, jurant, priant. Les chemins étaient abominables, le pied n'y portait que sur des mottes molles qui s'effondraient, ou butait dans l'obscurité à des pierres surgies Dieu sait d'où, on suivit en trébuchant un chemin encaissé, caillouteux et boueux. La lune, énorme et rousse, et narquoise, monta. Kostia et Maria se relayaient sous le même sac de soixante-dix livres, Kostia le portant le plus possible, ménageant toutefois ses forces pour tenir plus longtemps que Maria. La jeune femme, trempée de sueur, avançait dans une vapeur charnelle. Les porteurs entrèrent dans une plaine argentée. Ils avaient la lune, devenue blanche, au-dessus de leurs têtes, au zénith ; leurs ombres se mouvaient sous eux, dans la phosphorescence terrestre. Les groupes s'espaçaient. Maria marchait, les aiselles nues, soutenant de ses deux bras levés le fardeau posé sur sa tête et ses épaules, pas tout à fait courbée, les seins en avant, et la ligne tendue de sa poitrine, résistant à l'attirance de la terre, accrochait de la lumière. La bouche entrouverte, elle montrait les dents à la nuit. Kostia avait
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