L'affaire Toulaév
entendre. Il jetait de grands mots pâteux – devoir – plan – l'honneur du kolkhoze – le pouvoir exige – les enfants – la faim cet hiver – vers la boule rouge du soleil qui descendait sur le sombre horizon, dans des brumes menaçantes.
– Je passe la parole au citoyen Guérassime !
La foule, compacte comme un seul être obscur, remua. Le père Guérassime se hissait sur la table.
Depuis la grande Constitution démocratique octroyée par le chef aux peuples fédérés, le prêtre, ne se cachant plus, s'était laissé pousser la barbe et les cheveux selon l'ancien usage, bien qu'il appartînt à l'Église nouvelle. Il officiait dans une isba abandonnée, reconstruite de ses mains et sur laquelle il avait dressé une croix clouée, rabotée, peinte en jaune-or de ses mains aussi… Bon charpentier, jardinier passable, instruit dans ces travaux au camp spécial de redressement par le travail des îles de la mer Blanche, il connaissait l'Évangile à fond et de même les lois, les réglementations, les circulaires du commissariat de l'Agriculture et de la Direction centrale des kolkhozes. Il haïssait d'une haine noire les ennemis du peuple, les conjurés, les saboteurs, les traîtres, les agents de l'étranger, les fascistes-trotskystes en un mot, dont il avait prêché en chaire – c'est-à-dire du haut d'une échelle adossée au poêle de l'isba – l'extermination. Les autorités du district l'appréciaient. Ce n'était qu'un moujik chevelu un peu plus grand que les autres, marié à une placide vachère. Plein de bon sens malicieux, le parler doux et bas, il lui arrivait, dans les grandes circonstances de laisser l'esprit souffler à travers sa parole véhémente. Toutes les têtes montaient alors vers lui, empoignées, même celles des jeunes communistes revenus du service militaire.
– Frères chrétiens ! Honnêtes citoyens ! Gens de la terre russe !
Il mêla dans ses périodes confuses, mais soudainement éclatantes, la grande patrie, la vieille Russie, notre mère, le chef aimé qui pense aux humbles, notre pilote infaillible, que la bénédiction du Seigneur soit sur lui ! Dieu qui nous voit, Notre Seigneur Jésus-Christ qui maudit les fainéants et les parasites, chassa les marchands du temple, promit le ciel aux bons ouvriers, saint Paul qui a crié au monde : « Que celui qui ne travaille pas ne mange pas ! » Il brandit un chiffon de papier :
– Gens de la terre, c'est notre affaire, la bataille du blé… Une vermine d'enfer grouille encore sous nos pieds ! Notre glorieux pouvoir du peuple vient de frapper de son glaive de feu trois assassins encore, trois âmes vendues à Satan, qui poignardaient lâchement le parti ! Qu'elles aillent au feu éternel pendant que nous sauverons nos prochaines récoltes !
Kostia et Maria applaudirent ensemble. Ils s'étaient rencontrés dans les derniers rangs d'où l'on ne voyait que la tête broussailleuse du pope sur fond de nue tristement bleuissante. Des signes de croix naissaient sur les poitrines. Kostia entoura de sa main souple le cou et les tresses de Maria. Cette fille aux pommettes dures, au nez un peu retroussé, lui donnait chaud. Il lui semblait quand il s'approchait d'elle que son sang bondissait plus vite dans ses veines. Elle avait la bouche et les yeux larges, autant d'animalité vigoureuse que de joyeuse lumière.
– Maria, c'est un homme du Moyen Âge, mais il parle bien, sacré vieux diable ! Ça y est, maintenant on est parti…
Le sein dur et pointu de Maria effleura le bras de Kostia, il sentit la forte odeur des aisselles de la jeune femme, il lui vit des yeux vertigineux.
– Kostia, il faut prendre des décisions, sans cela nos gens sont encore capables de s'égailler…
Le Père Guérassime disait :
– Camarades ! Chrétiens ! Nous irons chercher nous-mêmes les semences, les outils, les produits ! Nous les porterons sur nos échines, à la sueur de notre front, esclaves de Dieu que nous sommes, libres citoyens ! Et le Malin qui veut que le plan échoue, que le pouvoir nous traite de saboteurs, que nous ayons faim, nous lui ferons rentrer le mal dans sa gorge puante !
Une voix de femme, suraiguë, lui répondit :
– En route, Père !
On constitua sur l'heure les équipes pour le rassemblement des sacs. Partir cette nuit-même, sous la lune, avec Dieu, pour le plan, pour la terre.
Cent soixante-cinq porteurs, capables de porter en se relayant une soixantaine de fardeaux, partirent dans la nuit. La file des
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