L'Américain
ces toiles qui mériteraient de figurer dans des musées, dis-je, avec l’autorité de la conviction. Tu n’y as jamais pensé ?
— Je peins pour le plaisir. Quand la toile est finie, pour moi, elle est morte. »
Je suis déconcerté par sa rage de détruire. Après avoir réussi à sauver une dizaine de toiles, bien plus que je ne pourrai en rapporter lors de mon voyage de retour, en avion, je me sens coupable de non-assistance à chefs-d’œuvre en danger et même complice de crime contre l’art, voire contre l’humanité.
Après avoir jeté les dernières toiles dans le feu qu’il remue de temps en temps, à l’aide d’une fourche, grandpa, constatant mon état d’agitation, tente de me raisonner. Il faut que je regarde le ciel, dit-il. Surtout la nuit, quand il est étoilé. Toutes les réponses aux questions que l’on peut se poser sont dedans. Son infini est une gifle éternelle à la vanité du monde. En le contemplant, on est pris de vertige, face à tant de beauté qui nous dépasse, avant d’être saisi d’angoisse devant les menaces qu’il renferme. On ne peut que plaindre ceux qui rêvent de postérité.
« Tu ne crois pas à la postérité ? dis-je effrayé.
— Non. Même pas à celle d’Homère ou de Rembrandt. »
Après que j’ai répondu par une expression où doivent se mêler l’incrédulité et la consternation, grandpa m’expose une théorie que je l’ai souvent entendu développer par la suite. La terre n’aura qu’un temps, le soleil aussi. Quant à l’homme, n’en parlons pas. Il ne fait que passer ici-bas.
« C’est scientifique », insiste-t-il.
Grandpa connaît bien son sujet. Dans quelques milliards d’années, quand le soleil aura consumé son hydrogène et qu’il commencera à brûler son hélium, il deviendra une géante rouge qui avalera la Terre. Nous sommes tous condamnés à finir en soupe, la soupe du ventre solaire, avec nos rêves, nos châteaux et nos chefs-d’œuvre. À tout ça, j’objecte :
« On pourra toujours changer de galaxie.
— Mais c’est pareil partout. Le cosmos est une jungle où les étoiles se bouffent les unes les autres. Il se passe tout le temps des choses affreuses, dans l’univers. Comme sur la Terre. Des assassinats, des collisions, des agonies interminables. »
À en croire mon grand-père, mieux vaut se dire tout de suite qu’on n’est rien. De la poussière d’étoiles. Du recyclage d’atomes. En somme, de la récupération. Après, on est tranquille. La vie devient plus simple. Courir après la gloire revient à perdre son temps.
« Je peins pour le plaisir », dit-il, le regard absorbé par les flammes qui dévorent ses toiles dans un concert de craquettements et de hurlements.
J’ai connu peu d’hommes aussi heureux que mon grand-père. Ce n’est pas l’aigreur qui le pousse à vitupérer sans cesse la peinture contemporaine, mais la fidélité à André Lhote dont il fut l’élève à Montparnasse, entre les deux guerres, et auquel il voue un culte qui me semble, parfois, enfantin.
Malgré les pelletées de silence ou de mépris qu’ils jetèrent sur lui, pendant si longtemps, les critiques n’ont pas réussi à enterrer André Lhote, né en 1885 et mort en 1962, peintre écrivain et prophète du syncrétisme, qui tenta, sans succès, de lancer une nouvelle école, le « totalisme », contre les modes du temps. Même le gros Apollinaire, que j’aime tant, y alla de son caillou et, au nom du dogme cubiste, l’accusa de faire de l’« imagerie populaire ».
André Lhote n’était pas de son époque. Ses maîtres s’appelaient Poussin, Chardin, La Tour, Ingres, Delacroix, Gauguin et Cézanne. Comme papa. Comme grandpa. De son étude de la peinture à travers les âges, il a tiré plusieurs règles. Des « invariants plastiques », comme il disait. Il croyait au dessin, à la composition, à la forme. Face à la montée de l’abstraction, il soutenait même qu’il n’y a pas d’art sans forme.
Grandpa peint comme lui. Le même goût de la géométrie. Le même refus de l’académisme, fût-il à la page. La même obsession de la sincérité qui condamne, d’une manière ou d’une autre, la perspective. La même volonté de rester au-dessus de son œuvre et de la penser. Mais il ajoute à tout cela une violence, une exubérance et une félicité que ses toiles, souvent très grandes, peinent à contenir.
Mon père n’a pas ce problème. Quand, à la
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