L'Américain
l’aggloméré, le contreplaqué, l’Union soviétique, les engrais chimiques, les États-Unis, le gaullisme, la pop, les militaires, le rock et même la publicité dont, pourtant, il vit, quoique chichement.
Maman, elle, aime le progrès, même si elle a tendance à penser, sitôt après l’avoir essayé, qu’il a fait son temps. Elle dévore les magazines qui donnent le la , L’Express pour les cadres ou Elle pour les femmes. Elle adore les chansons des Beatles et de Joe Dassin. C’est une démocrate-chrétienne qui penche de plus en plus à gauche.
Je me range, bien sûr, du côté de maman. Politiquement, je ne comprends pas bien papa. Il cite souvent Trotski, dont il connaît par cœur la vie et l’œuvre, mais répugne à se dévoiler, comme s’il n’était pas sûr de ses convictions. À moins qu’il ne les juge trop contradictoires pour en faire part. Sa haine du communisme et sa peur de l’Union soviétique le font souvent rejoindre les positions des conservateurs américains. C’est une sorte de trotsko-nixonien qui s’accommode volontiers des extrêmes pourvu qu’ils ne soient pas staliniens.
À propos de la guerre d’Algérie, papa a des idées très arrêtées. Lecteur assidu du Spiegel , de France-Observateur et du Canard enchaîné , c’est un anticolonialiste qui ne jure que par le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Dès l’insurrection de la Toussaint, en 1954, il est partisan de l’indépendance. Maman aussi, mais avec moins de virulence.
Quand le général de Gaulle revient au pouvoir, en 1958, je n’ai que neuf ans mais c’est assez, à mes yeux, pour avoir une opinion tranchée sur l’Algérie. Je la veux française. Papa est consterné. Il n’a jamais porté la main sur moi à propos de ce différend ni d’aucun différend politique d’ailleurs, mais je suis sûr que ça n’est pas l’envie qui lui manque. Surtout quand je prends parti, en 1961, pour les généraux du putsch d’Alger. J’achète tous les jours L’Aurore , le quotidien de l’Algérie française, et le lis, la main tremblante, dans un état d’agitation extrême. Il ne faut pas me chercher. L’heure est grave. Je suis à cran.
Il suffit de regarder la photo des officiers félons dans la presse, avec leur mine sévère, un peu hagarde, pour se dire que leur rébellion n’ira pas loin. Raison de plus pour la soutenir. J’ai déjà compris qu’il faut toujours se ranger du côté des vaincus. C’est la meilleure façon de ne pas se tromper.
Je sais que la meule de l’Histoire roulera sur les harkis, les pieds-noirs ou les généraux putschistes, et j’aime Raoul Salan, le chef de la rébellion, comme j’ai toujours aimé, à quelques exceptions près, les ennemis publics recherchés par toutes les polices. Il a le visage égaré de celui qui finira dans un cul-de-basse-fosse. Même si je lui trouve quelque chose de mésavenant, il me fascine, car il s’est mis dans un mauvais cas au nom d’un mot démodé qui, déjà, n’a plus cours : l’honneur.
Je suis pour l’Algérie française autant que pour la France algérienne. Les Arabes que je croise dans les rues d’Elbeuf où ils passent comme des ombres, l’air si triste, ce sont mes frères. N’était ma timidité maladive, je les embrasserais tous et leur dirais que, pour moi, ils seront toujours français. J’en connais plusieurs. Des manœuvres ou des manutentionnaires rencontrés dans les cafés des mauvais quartiers, que je commence à fréquenter. Ils serrent les dents quand je cherche à parler politique. J’imagine qu’ils sont d’accord avec moi, mais n’osent me l’avouer, de peur d’apparaître traîtres à leur peuple.
Parmi eux, j’aime plus particulièrement Ahmed, un grand échalas au front haut mais sans bouche, maçon de son état. Il parle comme dans les livres. Par exemple : « La vie est une balançoire. Dès qu’on va d’un côté, c’est pour aller de l’autre. Après le malheur, le bonheur, toujours, revient. » Il ne sait ni lire ni écrire, mais j’ai le sentiment qu’il sait plus de choses que moi.
Après l’arrestation du général Salan, je suis désespéré. Je ne supporte pas la France, sa lâcheté, sa mauvaise foi, sa bonne conscience, et envisage sérieusement de m’exiler, dès que je le pourrai, aux États-Unis. En attendant, pour marquer le coup, je porte le deuil. Comme j’ai peu de vêtements noirs, j’enfile les mêmes plusieurs jours de suite. Autant dire
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