L'Américain
quarantaine, il se remet à la peinture, il peint petit et, malgré ses efforts, assez triste. Il n’est jamais content du résultat et je ne lui donne pas tort. Il me semble que je ferais aussi bien, sinon mieux, et je décide bientôt d’aller le chercher sur son terrain. Je veux toujours devenir un grand écrivain et m’y emploie en pondant mes romans à la chaîne, la nuit, dans mon lit. Mais j’entends désormais devenir aussi un grand peintre pour effacer papa. Peut-être même le ridiculiser.
C’est à ma portée, j’en suis sûr. Au lycée, je fonde, avec quelques copains, un petit journal ronéoté, Le Crotale , avec l’unique objectif de rencontrer Alberto Giacometti et de lui demander de m’accepter comme élève dans son atelier. Depuis que j’ai lu un reportage sur lui dans le magazine L’Œil , son visage m’obsède. J’aime ses sculptures et peut-être plus encore ses peintures. Mais je suis fasciné par son visage halluciné, le visage de celui qui se consume dans son au-delà, le plus beau visage d’homme que j’aie jamais vu.
Je suis prêt à tout pour travailler avec lui, une fois mon baccalauréat passé. Faire le ménage. Devenir son larbin. Je lui obéirai les yeux fermés, pourvu qu’il consente à me former. Rien qu’à regarder sa photo, je sais qu’on s’entendra. Il s’immole dans son art et ne se trouve pas à la hauteur. Je veux le consoler.
Je dois avoir quinze ans quand je le rencontre pour la première fois. J’ai pris un train au petit matin pour Paris et me suis présenté chez lui, au flan, sans rendez-vous, après lui avoir écrit une lettre pour annoncer mon arrivée. Il est neuf heures et demie lorsque je frappe à la porte de son atelier, rue Hippolyte-Maindron, dans le XIV e arrondissement.
Il met du temps à ouvrir. J’avais tant rêvé de lui qu’il me semble l’ombre de lui-même. Il a la tête de hibou effaré, ou de mort vivant, que sculptent les insomnies et que je sens aujourd’hui percer sous ma peau. Son teint est gris, un teint de l’autre monde, et ses yeux plissés souffrent le martyre derrière les corolles que déroule le mégot qui lui pend au bec. Il a la grimace de dégoût des grands fumeurs à l’œuvre et cherche à la corriger pour moi par un sourire un peu souffrant.
Derrière lui, l’atelier est comme un champ après la bataille. Un désordre indescriptible. Des livres et des vieux journaux partout, sur le lit, le fauteuil et par terre. Des tableaux empilés contre les murs. Des statues qui se dressent, toutes tremblantes devant le gouffre de leur destin, et dont le visage semble, dans la pénombre, baigné de larmes.
Je me présente. Alberto Giacometti me propose d’aller boire un café avec lui dans un bar de la rue d’Alésia où il me tient des propos étranges que je n’oserai pas reproduire dans l’un des premiers articles que j’ai écrits, un entretien avec lui, pour la page littéraire de Paris-Normandie , à l’occasion du deuxième anniversaire de sa mort.
« C’est désespérant, dit-il, après quelques généralités sur la peinture. Cette nuit, j’ai encore cru que j’allais y arriver, j’étais à deux doigts, et puis non, ça n’a pas marché. »
La cendre de sa cigarette tombe dans son double express et il boit le mélange sans un froncement de sourcils. Je crois qu’il aime ça. Je me demande même s’il ne jette pas la cendre exprès dans son café.
« J’y arriverai, insiste-t-il. Je suis sûr que j’y arriverai.
— À quoi ?
— À faire des têtes vivantes. Je suis tout près du but...
— Vous avez déjà fait des têtes vivantes, dis-je, obséquieux.
— Tu rigoles ou quoi ? »
Je ne peux réprimer l’espèce de griserie qui m’envahit. Je le connais à peine et il me tutoie déjà.
« Toute la semaine, j’ai pensé que j’allais réussir. Je ne dors plus. Je ne dormirai pas tant que je n’aurai pas trouvé le secret pour faire des têtes vivantes. Mais je sens que c’est pour cette nuit. Ça n’est plus qu’une question d’heures, maintenant. »
Il me dira la même chose les cinq ou six fois où je lui rendrai visite. Il a toujours failli faire une tête vivante la nuit précédente, mais quelque chose a cloché au dernier moment et il l’a loupée. Tant pis, ça sera pour la nuit suivante. Ou celle d’après.
Les mois passent et il ne varie pas. Il marche de son petit pas boiteux en direction d’un horizon qui, toujours, recule devant lui. C’est
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