L'Américain
que je ne sens pas la rose. Papa est consterné.
Un an plus tard, je me remets à peine de mon chagrin que tombe la nouvelle de la mort de Jean XXIII. Je me souviens d’avoir pleuré des heures, la nuit suivante, dans mon lit, cet homme qui fut le seul vrai héros de mon enfance. J’avais neuf ans, au début de son pontificat, quatorze à la fin, et il me semble que c’est le pape qui m’a mis au monde, politiquement du moins, avec ses encycliques Mater et Magistra ou Pacem in terris , deux textes que je lisais si souvent que j’en connaissais plusieurs passages par cœur. M’y replongeant récemment, je pus vérifier comme ils m’étaient restés familiers. Bien que j’eusse été incapable de les réciter, j’avais le sentiment de relire des mots déjà gravés en moi, avec cette tristesse si particulière qui vous gagne quand on visite une maison où on a longtemps vécu.
Après la mort du pape, je me sens orphelin. J’ai besoin de participer à quelque chose qui me dépasse. De me laisser envahir par ce va-et-vient qui gouverne le monde et nous réconcilie avec lui, avant de nous en arracher, puisque c’est toujours quand on croit l’avoir trouvée que l’harmonie nous quitte. Avec Jean XXIII, l’Église m’avait donné un second père, saint de surcroît, auquel j’obéissais au doigt et à l’œil. Avec Paul VI, je ne me retrouve pas. Je le déteste instinctivement comme on déteste les usurpateurs. Sous son règne, quelles que soient ses qualités, je sais par avance que la papauté retournera à ses rites et à ses pompes dont la vanité me soulève le cœur.
Je ne saurais dire à quelle occasion j’ai découvert dans le communisme un peu de ce que j’aimais tant dans le christianisme. Peut-être une conversation avec des militants, sur un marché, quand j’avais quatorze ans. À moins que ce ne soit une discussion au Ciné-Club du lycée, où l’on repasse indéfiniment les mêmes films d’Eisenstein, Octobre ou Le Cuirassé « Potemkine » . Mais autant que je me souviens, c’est le visage de Waldeck-Rochet, secrétaire général du parti communiste, qui m’a retourné. L’air fatigué, l’œil triste, l’accent roulant, cet homme respire la bonté, une bonté pure et naïve de saint catholique. Il me fait penser à Jean XXIII. Sauf qu’il n’a aucun charisme et rase les murs, comme si sa foi portait malheur.
Il me semble que les militants communistes parlent, au mot près, comme le Dieu des Psaumes, que je vénère tant : « C’est pour la violence aux opprimés, pour le soupir de l’indigent, que je me dresse maintenant. » Moi aussi, je me dresse. J’ai le cœur serré devant les sorties d’usines quand, au son des sirènes, les portes s’ouvrent et dégorgent leur lave d’ouvriers. Souvent, leurs visages gris disent qu’ils ne demandent même pas à vivre, juste à survivre. Leur malheur me fascine. Je veux le partager.
Quand je lui fais part de mes nouvelles sympathies, papa est accablé. Qu’il soit un antisoviétique enragé n’est pas étranger à l’attrait que le communisme exerce sur moi. C’est ma manière de me venger des raclées qu’il continue de me donner à un rythme soutenu, pour de bonnes ou de mauvaises raisons. Mais j’ai besoin aussi de baigner dans une certaine ferveur et les militants communistes savent me la donner.
Après que papa m’a fait lire La révolution trahie de Trotski, je lui dis :
« Je suis sûr que l’Union soviétique est un régime affreux, mais tu ne m’enlèveras pas de la tête que les communistes sont des gens très bien.
— Les communistes seraient tous formidables s’il n’y avait pas le communisme. »
J’entends encore sa voix prononcer ces mots. J’ai tout de suite pensé que c’était une grande phrase. Papa en fait souvent, dans ce genre : « L’ignorance n’arrête pas de faire des progrès. Sinon l’Union soviétique ne serait pas aussi populaire. » Ou encore : « Les communistes sont des cocus. C’est pourquoi leurs chefs les trompent. »
J’aime les chœurs sourds des militants quand, de leur pas lourd, ils battent la chaussée. J’aime la frilosité métaphysique qui les pousse, même par temps chaud, à se serrer les uns contre les autres. J’aime leur sourire de chien battu et particulièrement celui de Waldeck-Rochet, un petit frémissement aux commissures, les yeux baissés. Mais quelque chose me retient. Je ne sais si c’est le ridicule effrayant des cérémonies
Weitere Kostenlose Bücher