L'Amour Et Le Temps
fatalité. Existerait-il donc des liens mystérieux entre certains lieux et certains êtres ? songeait-il en poussant son courtaud. En avant, sur le chemin pierreux, roulait une voiture qu’il rattrapa dans la grande côte. Il reconnut M me Naurissane. Comme il la saluait, elle lui fit signe. Il vint à la portière.
« Bernard ! s’exclama Thérèse. Décidément tout recommence.
— Madame, tout continue. Et avec bien des changements.
— En effet. Je disais autrefois qu’il ne vous manquait que l’épée. Vous l’avez à présent.
— Bien malgré moi. C’est d’ailleurs une arme roturière, dit-il ironiquement.
— Allons donc ! L’épée ennoblit toujours. Je vois bien, ajouta Thérèse en riant, que je me suis trompée sur votre compte : à force de manquer d’ambition, vous finirez par devenir maréchal de France.
— Assurément non. Du reste, madame, un maréchal patriote ne représenterait rien à vos yeux, n’est-il pas vrai ?
— Vous connaissez mal les femmes, mon cher capitaine, répondit-elle avec une coquetterie amusée. À nos yeux, un beau garçon représente toujours quelque chose. »
Ils arrivèrent au village en bavardant, et ils entrèrent ensemble dans la blanche demeure au toit d’ardoises. C’était un beau jour d’automne ; il faisait encore assez chaud pour que l’on pût rester au jardin. Après le dîner, M. Dupré, toujours sanguin, toujours les sourcils en broussaille, M. Mounier, Claude jouaient au piquet avee Jean-Baptiste Montégut. Les Reilhac, qui avaient passé l’été ici, comme autrefois, venaient de rentrer à Limoges. Tout continuait, effectivement.
Au bout d’un moment, Lise se leva. « Claude, dit-elle, viens-tu te promener avec Bernard et moi ? Thérèse prendra tes cartes. » Il savait bien qu’il devait répondre non. Il ajouta : « Allez-y tous deux seuls. » Ils traversèrent le hameau. Leurs pas les menaient tout naturellement vers le petit chemin qui longeait le clos Montégut pour descendre à l’étang. Bientôt, ils se retrouvèrent entre les talus de terre jaune couronnés de buissons où noircissaient les mûres, sous la voûte des hêtres gris, aux feuilles couleur de rouille. Lise s’appuyait au bras de Bernard, il la sentait contre lui.
« Trois ans ! dit-il. Il y a trois ans. Vous vous souvenez ? Il me semble que c’était hier, pourtant il me semble aussi que toute une vie a passé.
— Oui, dit Lise, que de choses depuis ! Mais en nous rien n’a changé. Je vous aime comme je vous aimais à ce moment-là. » Ils firent encore quelques pas. Elle ajouta : « Mon cœur, vous rappelez-vous le jour où j’ai buté sur cette racine ? Vous m’avez retenue dans vos bras. Si j’avais pu comprendre alors ce que je sentais, tout aurait été simple. La facilité, faut-il croire, ne nous était pas permise. Ah ! Bernard, c’est une chose terrible et merveilleuse d’admirer, de chérir, de désirer deux hommes qui sont comme les deux parties de mon cœur, et de vouloir appartenir à tous les deux. »
Elle se haussa vers lui, se tendant à ses lèvres, murmurant : « Mon amour ! Ma vie, je veux être à toi. Je veux être ta femme comme je suis celle de Claude. Il sait que je le veux. »
Bouleversé d’ardeur et de douceur, Bernard l’enveloppa, la serra contre lui à pleins bras comme une gerbe souple, ronde. Pendant un moment, il n’y eut plus rien que l’élan de leurs corps l’un vers l’autre, le violent et doux vertige de leur baiser.
Le désir s’apaisa lentement en Bernard. Il coucha la chère tête sur son épaule, et, lui baisant avec dévotion le front, les yeux, la bouche :
« Mon amour, tu es ma femme. Tu es ma femme depuis l’instant où je t’ai vue, ici. Tu es dans ma chair, tu coules dans mon sang. Tu vis en moi. Mais tu ne peux pas être à moi comme tu es à Claude, ma bien-aimée. Non ce n’est pas possible. Ce serait… Tu mourrais pour nous deux.
— Bernard, mon chéri !
— Oui, sans doute, Claude sait, Claude comprend, Claude accepterait parce qu’il m’aime et qu’il veut votre bonheur à n’importe quel prix, ma Lise. Lui et moi nous pouvons vous partager, mais pas de cette façon. Non, mon cœur, pas de cette façon.
— Bernard ! gémit-elle en s’accrochant à lui. Ah ! depuis si longtemps !…
— Non, mon amour. Non, je ne peux pas expliquer. Je sais que ce n’est pas possible. Moi aussi, j’ai rêvé, j’ai été tenté, j’ai
Weitere Kostenlose Bücher