L'Amour Et Le Temps
leurs officiers, leurs sous-officiers, puis se répartir en deux bataillons qui choisiraient eux-mêmes leurs états-majors. Tout cela s’exécuta régulièrement : les quinze cent vingt-cinq Limougeauds et villageois, réunis les uns dans l’église du Collège, d’autres dans la salle de la Comédie, d’autres aux Augustins, aux Grands-Carmes, votèrent pendant plusieurs jours. Lorsque Claude et Lise arrivèrent à Limoges, l’un des bataillons venait de se donner pour chef Jourdan, promu lieutenant-colonel. Bernard, élu capitaine, commandait la 1 re compagnie. Le règlement arrêtait, d’une façon fort sage, qu’il fallait choisir pour officiers les anciens soldats de l’armée de ligne. C’est ce que les volontaires avaient fait pour l’état-major, avec Jourdan, Dalesme : lieutenant-colonel en second. Comme il ne se trouvait pas assez d’anciens soldats parmi les engagés, on s’était rabattu sur ceux d’entre eux que des promotions successives dans la garde préparaient à un commandement. C’est ainsi que le lieutenant Lamy d’Estaillac – seul « aristocrate » engagé – devenait capitaine de la 2 e compagnie. Antoine Malinvaud, sautant un grade comme Bernard, était son lieutenant.
Touché par la confiance de ses camarades, mais peu enthousiaste pour ce grade trop important, Bernard aurait voulu se récuser, car il ne se trouvait pas assez d’expérience militaire. À quoi Jourdan lui répondit : « Bon sang ! tu en possèdes autant que moi. Si tu n’es pas bon pour être capitaine, je ne le suis pas davantage pour être colonel. » Ce qui ne manquait pas de justesse. Jourdan, jusqu’à la Grande Peur, n’avait jamais commandé, même pas à quatre hommes, ni, encore à présent, combattu pour de bon. Sa participation à la guerre d’Amérique, parmi les recrues du régiment d’Auxerrois, s’était bornée à trois affaires peu sérieuses : le siège manqué de Savannah, où l’amiral d’Estaing ne put employer l’infanterie ; la défense de l’île Saint-Vincent, derrière des remparts ; l’expédition de Tabago : un petit siège. S’il connaissait très bien l’école du soldat, il ignorait entièrement la stratégie. Il n’avait jamais vu de vraie bataille. « Quand je t’ai pris pour sergent, place d’Orsay, en juillet 89, ajouta-t-il, as-tu hésité ? Fais de même aujourd’hui. Ce que nous ne savons pas, nous l’improviserons, voilà tout. » Au demeurant, ils n’avaient, les uns et les autres, nul besoin d’être des stratèges. On ne destinait les gardes nationaux qu’à tenir garnison dans les places fortes. Ce qu’il fallait surtout aux officiers, c’était d’exceptionnelles qualités d’organisateurs, d’instructeurs : ils devaient en effet transformer rapidement en soldats des hommes dénués, pour la plupart, d’instruction et même d’esprit militaires, et tous – tous les villageois, du moins – sans équipement. Ils étaient venus les mains vides, considérant qu’en fournissant leur personne ils faisaient déjà beaucoup. Si cela ne suffisait pas, ils ne demandaient qu’à s’en retourner.
Lise, apprenant que les bataillons ne partiraient pas avant les derniers jours du mois, avait cru pouvoir passer, d’ici là, de longues heures avec Bernard. L’envie ne lui en manquait point, à lui non plus, mais complètement la possibilité. Il était sur les dents. Il fallait pourvoir à tout à la fois : d’abord nourrir les hommes, les compagnies devant subsister par elles-mêmes ; batailler avec le payeur des guerres pour obtenir la solde journalière en billon, les volontaires refusant les assignats incommodes pour eux ; les retenir de piller les boulangeries et les boutiques de comestibles où ils faisaient des descentes en force, d’en venir aux coups avec les gardes nationaux urbains qu’ils conspuaient, les traitant de « reste-au-chaud ». Il fallait leur apprendre la discipline sans les brutaliser et sans aucun moyen de contrainte, le rudiment de la manœuvre pour qu’ils pussent au moins se former et marcher en ordre. Il fallait veiller aux arrivages de fusils que le magasin recevait de Givet par lots dérisoires, et que les chefs de compagnie se disputaient, pas toujours très loyalement. Enfin, une épuisante journée close, il fallait encore garder l’œil sur ces enfants terribles qui se répandaient par la ville en menant tapage dans les cabarets, cassaient les vitres et trouvaient séant
Weitere Kostenlose Bücher