L'Amour Et Le Temps
cru. Et à présent, Claude est là, je le vois en vous regardant. En vous serrant dans mes bras, quand ce n’est pas avec une tendresse pure, je pense aussitôt à lui. Lui aussi penserait à moi si… Oui vraiment, vous mourriez pour nous deux, mon cœur. »
Enlacés, ils étaient parvenus lentement au bord de l’eau immobile, constellée de feuilles mortes. Ils s’assirent sur la murette. Une fois encore, l’étang refléta leur image, toujours pareille et combien changée : lui dans ce bleu, ce blanc, ce rouge tranchants, avec cette épée ; Lise coiffée d’or maintenant que rien n’atténuait plus le blond ardent de ses cheveux, et plus femme dans le développement de sa grâce. Bernard sourit avec une tristesse douce. « Lise, dit-il, ma Lison, mon amour ! Je t’aime. Je t’aime sans regrets, sans remords. Tu es à moi toute. Toute pure. Parfaite. Et si belle ! »
Elle les aimait trop, Claude et lui, pour ne pas sentir profondément le risque de les perdre tous deux. Dans son être, cette crainte luttait contre l’appel des sens. La vérité de ce que venait de lui dire Bernard, dont les paroles l’avaient frappée, s’imposait à son âme. À Paris, dans l’exaltation croissante de son rêve, elle avait perdu contact avec cette réalité. Elle pouvait tout naturellement substituer l’un à l’autre deux hommes qu’elle aimait également, mais ils ne pouvaient pas, eux, se confondre. Voilà ce que, tendrement serrée contre Bernard, elle comprenait d’une façon confuse. Sans que l’amour en elle perdît rien de sa chaleur, le feu s’adoucissait peu à peu.
À son tour, elle sourit. « Mon cher cœur ! » soupira-t-elle en l’embrassant. Elle reposa sa tête sur l’épaule de son ami, les yeux fermés, respirant l’odeur du drap d’uniforme. « Cela me fait mal. Pourtant, je suis heureuse. Je suis heureuse là, comme ça. »
En s’éteignant, les ardeurs trop vives laissaient s’épanouir toute la tendresse. « Je crains d’avoir été bien égoïste », ajouta Lise après un instant. « Je t’ai empêché de te marier.
— Je t’ai dit que tu es ma femme. Je n’en ai pas besoin d’une autre.
— Oui vraiment ! Et Babet ? fit-elle, taquine.
— Babet, je n’y songe plus. Du reste, elle n’est plus à Limoges, depuis des mois.
— Ah ! bah ! Et où donc ?
— Je l’ignore. Elle s’est fait enlever, paraît-il. Peu importe.
— Bernard, écoute : nous ne nous dirons plus vous, n’est-ce pas ? Je veux te dire tu devant tout le monde, et t’appeler mon cœur et mon ami. »
Pour une heure, ils avaient oublié la séparation prochaine. Ils ne pouvaient échapper longtemps à sa réalité. Combien de jours leur restaient à passer ensemble ? « Je ne sais pas », répondit-il à cette question de Lise. « Peu, sans doute. On a tiré au sort le numéro des bataillons. Quoique le nôtre ait eu le numéro deux, comme il a été le premier formé il partira le premier. Le commandant de la vingt et unième division, le lieutenant-général de La Morlière, doit nous passer en revue cette semaine. Après cela, notre départ ne tardera point.
— Ah ! j’espère bien qu’il n’y aura pas de guerre ! Mais bientôt vous serez remplacés par des soldats de métier, vous reviendrez. Rien ne nous séparera plus. »
En remontant, ils rencontrèrent dans le village Claude et son père qui d’un pas de promeneurs, raccompagnaient Jean-Baptiste.
« Sais-tu, mon ami, lança Lise à son mari, ce que nous avons fait, Bernard et moi ? Nous avons résolu de nous tutoyer, comme toi et lui. Je veux qu’il soit absolument mon frère. Mon frère bien-aimé.
— Certes, moi aussi je le veux de grand cœur », répondit Claude en les regardant lui sourire.
Un peu plus tard, dans le jardin des Dupré, Bernard, le prenant à part, lui dit :
« Claude, tu sais parfaitement qu’entre Lise et moi il n’y aura jamais rien qui ne puisse se passer devant toi-même, rien que…
— Je t’en prie, Bernard, n’achève pas, tu me rends honteux. J’ai… eh bien oui, j’ai douté de ton caractère, un moment. Malgré moi. Mais comment pourrait-on résister aux désirs d’une femme si séduisante !
— Je l’aime trop, justement, pour me résoudre à la perdre, ce qui arriverait aussitôt parce que j’aurais horreur de te l’enlever. C’est simple. Un mot lui a montré ce que chacun de nous deux est pour elle. Il n’y aura plus aucune
Weitere Kostenlose Bücher