Lancelot du Lac
n’emmènerons que notre fils et un écuyer, ce qui nous permettra de ne pas attirer sur nous l’attention de nos ennemis. Prends donc tout ce que je possède encore d’or et de joyaux. Cette forteresse est si bien placée que je ne crains guère qu’elle soit prise d’assaut avant mon retour, mais nul ne peut se garder de la trahison. »
La reine approuva le projet de son mari. Et, tandis qu’elle préparait le bagage, le roi s’en alla trouver son sénéchal auquel il confia la garde de la forteresse. Puis il choisit, pour lui servir d’écuyer, celui de ses valets en lequel il avait le plus confiance. Alors, quand le moment opportun fut venu, c’est-à-dire trois heures avant l’aube, il sortit secrètement par un petit pont de bois, après avoir recommandé à Dieu son sénéchal et tous ses gens.
Il faut dire que la forteresse de Trèbe n’était assiégée que d’un seul côté, l’autre étant défendu par des marais si vastes et si profonds que Claudas n’avait pu y faire pénétrer ses troupes (9) . Le roi Ban s’en alla donc par une très étroite chaussée qui courait à travers les eaux et qui était longue au moins de deux bonnes lieues. Sa femme était montée sur un palefroi et elle tenait dans ses bras l’enfant Galaad qui dormait paisiblement, ne se rendant aucunement compte de ce qui se passait tout autour. L’écuyer portait le bouclier et la lance du roi. Un garçon à pied menait à la main le destrier. Un autre garçon conduisait un cheval de somme chargé des joyaux et des bagages. Enfin, le roi lui-même, coiffé de son heaume, vêtu de son haubert et de ses chausses de fer, ceint de son épée, recouvert d’un grand manteau de pluie, chevauchait sur un bon palefroi bien éprouvé.
Ils allèrent ainsi dans la nuit, sans bruit. Après avoir traversé le marécage sur cette étroite chaussée, ils parvinrent sur une grande lande et s’y engagèrent en direction du nord. Le roi Ban savait que lui et les siens pourraient trouver refuge dans quelque hutte de charbonnier, dans la vaste forêt qui recouvrait alors le centre de la Bretagne armorique. Il savait également qu’au centre de cette forêt se trouvait un lac qu’on appelait le lac de Diane, et c’est de ce côté qu’il voulait aller, espérant que ses ennemis ne découvriraient pas sa fuite avant que le soleil ne fût levé. Lorsqu’ils parvinrent à ce lac, le roi résolut d’y faire reposer la reine et ses gens. Mais, comme l’inquiétude le rongeait, au lieu de dormir lui-même, il entreprit de gravir une colline voisine pour apercevoir de loin les tours de sa forteresse qu’on commençait à distinguer dans la lumière du soleil du matin.
Cependant, à Trèbe, à peine le roi Ban s’était-il éloigné que le sénéchal fit demander un sauf-conduit aux gens de Claudas afin d’aller parlementer avec celui-ci. Le sauf-conduit fut accordé, et le sénéchal se présenta bientôt dans la tente de Claudas, lequel entrevoyait bien dans cette démarche une demande d’arrangement à l’amiable. Claudas le reçut avec beaucoup d’amabilité et lui dit : « Ah, sénéchal ! quel malheur que tu appartiennes à un seigneur qui ne reconnaît pas tes mérites. Tu sais très bien que tu n’obtiendras jamais aucun avantage du roi Ban, qui est vieux et fatigué, et qui est incapable de se défendre. J’ai tant entendu parler de toi, de ta valeur et de tes prouesses, et il n’est chose que je ne ferais pour toi si tu voulais me servir fidèlement. Assurément, tu ne le regretterais pas. Je te confierais ce royaume et tu le tiendrais sous ma sauvegarde. Mais si je te prends de force, il me faudra bien te faire souffrir, car j’ai juré sur les saints que je ne ferai de captif en cette guerre qui ne soit tué ou emprisonné pour le reste de ses jours ! »
Cet habile discours laissa le sénéchal tout rêveur. En fait, s’il était venu parler à Claudas, c’était effectivement dans l’intention de lui proposer un arrangement de ce genre, mais il ne s’attendait pas que l’autre lui fît d’emblée une telle proposition. Il pensa qu’il serait très maladroit d’accepter tout de suite, et de plus, il se méfiait de Claudas dont la rouerie et les parjures étaient bien connus. Il se mit à discuter ferme, démontrant au roi que la forteresse contenait beaucoup de réserves de nourriture, que les défenseurs étaient nombreux et aguerris, qu’un assaut serait meurtrier pour ses troupes, et que lui seul
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