L'arbre de nuit
balaya le cimetière sous le rempart. Elle vint se jeter contre deux croix jumelles en bois peint à la chaux qui l’arrêtèrent, réunissant un instant deux noms gravés parmi quelques autres privilégiés de la mémoire en bordure des fosses communes.
Zenóbia de Galvào 1562 – 1608
Custodia da Costa 1590 – 1608
La flotte poussée par les vents folâtres de l’intersaison passa au large des Comores le 29 mars, puis monta reconnaître Socotora le 7 mai, à l’ouvert du golfe d’Aden, afin de contourner par le nord les Lakshadweep dont l’archipel constituait, avec celui des Maldives, une immense barrière d’atolls coralliens parallèle à la côte indienne, mal cartographiée et trop dangereuse à franchir.
Quelques navires arabes arraisonnés en cours de route offrirent des distractions excitantes, comme des avant-goûts de l’Inde. L’un d’entre eux en particulier, un boutre planté d’une immense voile triangulaire amenant à Djedda des pèlerins pour La Mecque et le sépulcre de Mahomet à Médine. Il alluma les convoitises, partagées entre ses ballots de soieries fabuleuses, des femmes vêtues à l’arabesque nonchalamment offertes sur des coussins, et la profusion de plats de riz aromatisé, de confitures et de pâtisseries au miel dont elles se léchaient les doigts. Ces confiseries les firent saliver d’envie quand ils raclaient à fond de cale les dernières miettes de leurs biscuits moisis parsemées de crottes de rats. Très heureusement pour ses quelque deux cents passagers et leurs richesses, le capitaine arabe détenait un passeport irréprochable, signé de l’archevêquede Goa, dom frei Aleixo de Meneses, qui faisait temporairement fonction de gouverneur de l’Inde, et il ne transportait aucune épice de contrebande, cannelle ni girofle. Un autre boutre rencontré huit jours plus tard ne contenait que des cotonnades, des poteries vulgaires et des jarres de vin de palme, mais il fournit sous la menace des canons deux pilotes du Gujarât pas vraiment volontaires pour guider la caraque amirale dans les atterrages indiens. Elle se mit alors à la latitude de Goa par 15 o 30’ nord et maître Fernandes ordonna de faire route plein est.
La cérémonie de la méridienne avait recommencé, et avec elle les entretiens de François avec ses femmes. L’attitude de Margarida avait changé sans qu’il sût pourquoi. Elle était plus gaie, plus familière, le dévisageant souvent avec un froncement imperceptible des paupières lui confirmant une complicité secrète. Il se garda de parler à Jean de ces signaux indiquant, dans le langage d’un jeu platonique bien subtil, qu’il était probablement apprécié en retour. Margarida était tout à la fois une jeune femme de chair de même nature que ses rares amies et ses amantes expérimentales – bien que d’un abord plus compliqué –, une aristocrate d’une condition qui le dépassait, une compagne de fortune ayant partagé avec lui les épreuves d’une expérience humaine hors du commun, une relation familière de conversation et d’esprit. François avait réfléchi des nuits entières à cette complexité qu’il estimait gérer du mieux possible de son côté tout en ne voyant pas très bien à quoi cela pouvait aboutir, sinon à son désespoir, à une scène violente, à une déception réciproque ou pire, à de l’indifférence, quatre hypothèses inconcevables qui le décontenançaient.
Le vendredi 15 mai, dans l’aube glorieuse d’un ciel rose ocellé d’orange vif, l’horizon se souligna d’une bande grise, une manière d’effet d’optique ou un banc de nuages incroyablement persistant. Ils commençaient à respirer les Indes. Comme à leur arrivée à l’îlot de la Croix et à la baie d’Angoche, ils s’étonnaient de la puissance des effluves portéssi loin en mer comme un appel insistant à toucher terre. L’odeur prégnante de la végétation tropicale qui se superposait avec délicatesse aux puanteurs de leur misère leur confirmait qu’ils ne rêvaient pas. Il fallut bien se rendre à l’évidence, ils arrivaient à leur destination.
Devant un littoral uniforme, sans repère caractéristique, le pilote-major et les deux Indiens embarqués en mer d’Oman finirent par se mettre d’accord sur la direction dans laquelle se trouvait Goa. La caraque longeait la côte de loin et l’on sondait continûment. Dans l’effervescence qui régnait sur la dunette, Margarida s’approcha de François
Weitere Kostenlose Bücher