L'arbre de nuit
passé mais il ressentit avec gratitude un apaisement l’envahir comme une renaissance.
Un froissement rythmé lui fit ouvrir les yeux. Les femmes remontaient la nef. Elles étaient quatre. François sut aussitôt que Margarida était parmi elles, et il la reconnut en effet, les yeux baissés, identique à la première vision qu’il avait eue d’elle au moment de l’appel des passagers des Indes. Juste amaigrie et le regard plus noir. Elle leva les yeux au passage, eut un sursaut, presque un recul, faillit s’arrêter puis détourna la tête et sortit dans le grincement incongru du loquet qui découpa brusquement un rectangle aveuglant de lumière. Le cœur de François s’accéléra. Il se demanda comment il avait pu ne pas se soucier d’elle depuis le début de l’hivernage et il en fut stupéfait.
Pétrifié quelques instants, il sortit d’un bond. Les quatre formes endeuillées étaient déjà à une trentaine de pas qui les rapprochaient de la poterne. Il les rejoignit en courant et se maintint à leur hauteur en marchant de guingois, la tête et le torse tournés vers elles.
— Bonjour senhora !
Elles tournèrent la tête vers lui, le regardant d’un regard vide qui le terrifia. Après un silence d’une dizaine de pas qui le mit mal à l’aise, Margarida répondit à son salut.
— Bonjour François. Comment allez-vous ?
Il bredouilla :
— Je vais bien et Jean Mocquet aussi. Nous vivons au-delà du village des Cafres.
Et, ayant inventorié du regard leur petite troupe :
— La senhorina da Costa et dona de Galvào ne vous accompagnent pas aujourd’hui. Seraient-elles souffrantes ?
— Custodia a été inhumée quelques jours après notre arrivée. Ma tante s’est éteinte peu après elle, le 30 septembre. Nous venons chaque jour prier pour elles à la chapelle.
Son ton et son regard étaient froids. Ils étaient juste indifférents, sans reproche, plus désabusés que déçus. Il reçut cette annonce comme une gifle. Avant qu’il ait eu le temps de composer une repartie acceptable, elle eut la générosité de l’en exempter en le questionnant directement.
— Où avez-vous disparu, François, depuis cette éternité ?
— Jean et moi avons été incarcérés puis interdits de séjour dans la citadelle par dom Estêvão. Nous sommes venus aujourd’hui, appelés par le capitaine-major qui est très souffrant.
— Dom Cristóvão a la chance de bénéficier de dérogations pour faire appel aux compétences médicales de votre ami. Zenóbia n’a pas eu la chance de son secours. Sans doute ne l’aurait-il pas sauvée de toute façon.
Elle le fixait intensément, comme le jour du démâtage. Il était tétanisé de ces malentendus, de ses manquements dont il mesurait d’un coup l’énormité. Leur groupe s’était arrêté de marcher parce que cette rencontre et cette conversation qui traversaient leur désert étaient exceptionnelles pour l’un et pour les autres. On approchait du solstice. Presque au zénith, le soleil ne faisait plus d’ombre.
— J’aimerais vous revoir quelquefois, avant la mousson. Et mes amies aussi, se reprit-elle. Dans ce monde de soleil, de chaleur et de mort, nous avons infiniment besoin de contacts humains familiers pour ne pas devenir folles. N’est-ce pas ? J’ai besoin de vous, François, si vous êtes vraiment un ami.
La rencontre fortuite de Notre-Dame du Rempart eut des conséquences heureuses sur l’équilibre physique et mental d’êtres épuisés, au bord de l’effondrement. François revit régulièrement les quatre femmes aux abords du Baluarte. Ilavait renoncé à ses cours de botanique de salon car les sujets de curiosité de sa petite école devenaient encyclopédiques. Sachant très peu de choses au départ de Lisbonne et s’en trouvant fort bien, les jeunes femmes et leurs chaperons avaient découvert dans leurs épreuves le fondement d’une curiosité inassouvie dont on les avait dissuadées jusqu’alors. Elles voulaient maintenant tout savoir sur tout. François, qui manquait d’expérience en dehors de la science nautique et de la cosmographie, avait des notions suffisantes pour donner à ses entretiens un prestige de cours magistraux. Ces rencontres presque quotidiennes lui confirmèrent qu’il était profondément épris de Margarida.
La vie reprenait des couleurs en la compagnie de ce Français étrangement attirant malgré ses différences, contre lequel elle s’était jetée un jour par
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