L'arbre de nuit
l’index sur les lèvres pour lui imposer le silence. Elle posa la main sur son poignet, lui causant le frisson habituel de leurs contacts furtifs.
— C’est la fin de notre voyage, François. Nous avons partagé pendant plus d’un an des moments terribles souvent, intenses quelquefois. Dans quelques jours, je vais prendre ma place d’épouse d’un notable au cœur de la société goanaise dans laquelle je vais me fondre et dans laquelle vous ne pénétrerez pas. Je vous dois infiniment de gratitude. Vous m’avez probablement maintenue en vie car sans votre présence, votre intelligence et votre amitié, je ne suis pas certaine d’avoir eu la force ni l’envie de résister chaque soir pour attendre un nouveau matin abominable.
Elle marqua une pause et détourna les yeux vers la terre qui se fondait dans la nuit. Puis elle le regarda droit dans les yeux.
— Je vous dois encore quelque chose. Une révélation – elle cherchait un mot juste –, une plénitude de femme que je n’analyse pas encore car je ne puis la comparer à rien d’autre. François ! Je vous expliquerai cela un jour quand j’aurai compris de quoi il s’agit. Je vous appellerai je ne sais quand mais le moment viendra. Vous connaîtrez bien sûr la demeure de dom Alvaro, mon mari, mais elle vous restera fermée. J’ignore de mon côté dans quelle tanière vous allez nicher mais je saurai vous y faire retrouver. Tout se sait à Goa, me dit-on. Au revoir, François ! Prenez garde. Cette ville enchanteresseest réputée dangereuse. Elle est mortelle, surtout pour les étrangers.
Elle ajouta dans un sourire :
— Encore plus s’ils sont intelligents.
Et en détournant à nouveau son regard :
— Et à coup sûr s’ils sont amoureux. Ici, chacun fait de bon droit sa propre justice si son honneur est menacé.
Elle posa à nouveau son index sur ses lèvres et se jeta dans l’ombre. Il s’aperçut alors qu’il n’avait pas prononcé un seul mot. Il fut soudain affolé d’être déjà arrivé en Inde.
L’embouchure de la Mandovi apparut au soir. Nossa Senhora do Monte do Carmo tira des bords en attendant le jour sous un léger vent de terre, avant de passer les îles Queimadas, des cailloux pelés bien décevants, et remonta au petit matin la baie de Mormugao. Elle se présenta devant la passe de la barre de l’Aiguade dès que se leva la brise de mer. Selon la coutume, elle salua au passage le sanctuaire de Nossa Senhora do Cabo, auprès duquel un monastère de cordeliers recevait périodiquement l’archevêque pour des retraites spirituelles et quelques bouffées bienfaisantes d’air marin. La caraque mouilla devant Panjim, où l’on acquittait les droits de douane sur tout ce qui entrait à Goa en provenance de la métropole ou de l’empire des Indes. Depuis l’appareillage de Lisbonne, les marins venaient d’ajouter quatorze mois à leurs états de service. Leurs passagers fermaient une parenthèse de quatorze mois dans leur vie.
Goa
La chaise sur laquelle dom Cristóvão était suspendu entre ciel et mer se mit à tourner lentement sur elle-même. En dessous, une flottille d’embarcations pavoisées attendait, rameurs et dignitaires nez en l’air, pris entre une formidable envie de rire et l’angoisse d’une manifestation officielle manquée. Dans la joie explosive de leur arrivée à bon port, les équipages s’esclaffaient bruyamment en se tapant mutuellement dans le dos.
Les galions frondeurs qui avaient évité l’hivernage à Mozambique avaient apporté depuis longtemps la nouvelle du décès en mer du comte da Feira. L’ordre de succession contenu dans une enveloppe de soie scellée à la cire confiée au capitaine-major contenait le nom du gouverneur intérimaire en cas de malheur. Prévoyant l’hypothèse de décès en cascade car il était courant que les dignitaires honorés de la confiance du roi fussent décédés entre-temps, l’ordonnance assurait la transmission de la continuité de la vice-royauté. On avait dû ouvrir une fois jusqu’à six enveloppes successives pour trouver un gouverneur encore vif. Le titulaire du pouvoir pouvant être à bord de la caraque amirale, une galiote d’apparat était prête à le transférer en majesté jusqu’au monastère franciscain des Reis Magos. C’est là que, selon leprotocole, les nouveaux vice-rois attendaient le moment de s’installer dans leur résidence transitoire de Panjim avant leur entrée solennelle à Goa.
On fut
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