L'arbre de nuit
cotonnade blanche l’y attendaient en agitant des éventails. Elles en avaient apporté un pour elle, comme un présent urgent de bienvenue.
Dom Cristóvão ayant débarqué en majesté à Panjim et les formalités de douane ayant été effectuées, Nossa Senhora do Monte do Carmo reprit sa route pour achever son voyage. Une courte promenade de demoiselle à la remorque de chaloupes à rames en remontant la Mandovi. Franchi le rétrécissement de Panjim, le fleuve s’élargissait comme le Tage s’attarde dans la mer de Paille. Au détour d’un méandre, les clochers de Goa apparurent enfin sur la droite, au-dessus de la ligne des cocotiers, dominés par la tour du monastère des Augustiniens. Dans le silence recueilli, on entendait au loin les cloches sonner à toute volée pour porter alentour la nouvelle de l’heureuse arrivée de la flotte et remercier le ciel. L’âme gonflée de gratitude, les passagers dont le cœur aspirait à grands coups un flux d’allégresse oublièrent aussitôt, comme tous les autres avant eux, leurs misères endurées pendant le voyage.
Le fleuve était sillonné d’embarcations à voile. Certaines étaient sur plan occidental mais la plupart étaient de facture exotique, depuis de minuscules pirogues au fond desquelles se logeaient un pêcheur assis et son filet mousseux comme une gaze, jusqu’à de grands navires de charge pour la haute mer, qui révélaient un savoir-faire ancestral bien antérieur à l’arrivée des Européens en mer des Indes. Une infinité d’allèges couvertes de nattes arrondies en forme de fuseau, dont la proue et la poupe étaient recourbées en volutes élégantes, étaient propulsées imperceptiblement par des petits rectangles de palmes tressées comme si elles avaient toute lavie devant elles. Comme les frégates du Tage vues de leur toit d’Alfama, se souvint François.
Devant la ville, les masses des trois galions au mouillage dominaient des barques et des flûtes de charge. Plusieurs dizaines de galères et de galéasses étaient pressées l’une contre l’autre. La plupart, désarmées, étaient couvertes d’un taud d’hivernage, déjà prêtes pour la grande mousson. Le spectacle portuaire était à la fois intense et ralenti dans l’air déjà tiède bien que l’on fût encore au matin. Il semblait aux passagers agglutinés au bastingage tribord jusqu’à faire gîter le navire que non seulement la vie mais même le labeur étaient ici une félicité.
La ville se découvrait tranquillement à contre-jour, sur un plateau assez peu élevé pour donner l’impression qu’elle flottait sur une mer de cocotiers. En bordure du fleuve, défilait une vaste étendue qu’ils comparèrent à la Ribeira de Lisbonne, occupée de la même façon par les emprises d’un arsenal comprenant des entrepôts, des magasins, des offices et des chantiers navals. Trois navires dont une grande caraque étaient en construction. Quand ils les passèrent, des exclamations, des rires et des applaudissements saluèrent la fabuleuse découverte d’éléphants au travail, traînant dans la poussière des mâts et des madriers comme s’ils étaient des fétus. Goa l’incomparable valait décidément le voyage et ils n’avaient encore rien vu disaient ceux qui savaient, tandis que circulait de groupe en groupe l’aphorisme goanais Quem viu Goa não precisa de ver Lisboa. « Qui a vu Goa n’a pas besoin de voir Lisbonne. »
Des piles de ballots, de caisses et d’énormes couffins montraient que les stationnaires avaient déjà débarqué une partie du fret de retour sur les quais de la Mandovi alors que la flotte arrivait à peine. D’autres bateaux étaient en cours de déchargement. Ils arrivaient de Malacca, des Moluques, de Macao en Chine et de Nagasaki, d’Achem à la pointe nord de Sumatra, de Colombo ou de Galle à Ceylan, des factoreries indiennes fortifiées de Diu, Baçaim, Chaul, Mangalore, Cannanore ou Cochin égrenées le long de la côte de Malabar. L’énorme machine de la Carreira da India était en route pourfaire tout converger vers Goa, projection tentaculaire de Lisbonne collée au flanc du sous-continent indien et ramifiée jusqu’au Japon.
Derrière ces quais animés, la ville et ses abords immédiats comptaient alors sur une lieue et demie de tour près de cent mille habitants. Le Portugal tout entier en avait à peine dix fois plus. Cette proportion expliquait pourquoi un seul petit millier de Lusitaniens de pure race
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