L'arbre de nuit
propos du gouverneur. Il constata que Jean tardait à accepter son offre d’emploi. Dom André sembla lui aussi s’en étonner.
— Aurais-tu l’intention de rester plus longtemps à Goa ou de poursuivre ton voyage à travers les Indes ?
— Non, votre seigneurie. J’aurais d’ailleurs peu de chances, le voudrais-je, d’être autorisé à sortir du territoire de Goa. Vous le savez bien. J’accepte cet honneur avec gratitude.
— À la bonne heure. Votre sauvegarde à tous les deux a reposé pendant votre traversée sur le comte da Feira. Vous n’avez plus de protecteur depuis votre arrivée ici et à mon sens, il était urgent de vous en trouver un.
L’audience était terminée le temps d’un Pater Noster . Jean prenait congé en s’inclinant quand Mendonça remarqua François figé à sa place, absorbé dans sa contemplation des vice-rois. Tournant la tête, le gouverneur balaya du regard la galerie de portraits et s’enfonça un peu plus dans son fauteuil, leur désignant du doigt deux sièges pliants pour les inviter à s’asseoir.
— Je t’accorde que toutes ces âmes ne pèseront pas toutes le même poids le jour du tribunal de Dieu. Garde-toi cependant, jeune homme, de désigner lesquels de mes prédécesseurs seront accueillis par les anges et lesquels seront livrés aux démons d’après leurs portraits dont je te vois faire l’inventaire critique. Les artistes ont le talent de rendre clairs des yeux chafouins, tout autant que les mauvais peintres peuvent gâcher par maladresse un beau regard.
Il observa longuement le mur historié auquel il semblait prêter attention pour la première fois depuis sa prise de fonctions.
— La continuité des Indes. Notre empire, la grandeur de l’histoire et la vanité de la condition humaine.
Il parlait lentement, en détachant ses phrases.
— Les conquérants ont d’abord accompli leur œuvre derrière Almeida et Albuquerque. Le temps généreux de ces bâtisseurs charismatiques illuminés est achevé depuis longtemps. Ils ont permis que commence le temps des prêtres. Ils se sont surtout occupés de gérer les âmes. Alors est venu très vite celui des hauts fonctionnaires. Beaucoup, disons la plupart, ont été l’honneur du Portugal.
Il balaya les tableaux d’un index inquisiteur.
— Les visages empâtés de quelques-uns, avachis sur leurs cols de dentelle, trahissent la cupidité qui fut leur unique souci. Elle ne les a pas exemptés de mourir à leur tour.
Son doigt désigna par saccades les trois premiers portraits et s’immobilisa en direction du quatrième. Il décrivait un homme barbu, la tête penchée et l’air triste portant une cotte de mailles et un pectoral sous un manteau noir bordé d’un galon doré. Il était coiffé d’un bonnet rond de clerc.
— Lopes de Sequeria. Le premier gouverneur qui a eu l’idée d’acheter l’inattention des auditeurs royaux. Il semble avoir l’air accablé par sa forfaiture. L’hypocrite masque sa jubilation en récapitulant les sacs d’or qu’il a détournés. Il s’attriste en réalité des trafics qui lui ont échappé.
François réprima son rire, se demandant si le gouverneur avait vraiment l’intention d’être drôle.
— La corruption a commencé très vite. Avant même le retour en Inde de Vasco da Gama puisque, à droite de Sequeria, c’est dom Vasco, revenu comme vice-roi, le premier à porter ce titre à nouveau après Almeida.
Sa main retomba.
Décontenancé par cette condamnation à laquelle il ne s’attendait pas et qu’il ne souhaitait pas entendre, François était mal à l’aise au point de tenter de faire dévier l’entretien.
— Si je compte bien ces portraits, trente-quatre vice-rois se sont déjà assis sur ce trône. C’est beaucoup en à peine un siècle.
— Trente-six avec Afonso de Castro et frei Aleixo de Meneses que je viens de remplacer. Les vice-rois et les capitaines des places sont nommés pour trois ans. Les conseillers savent que c’est trop court pour gouverner vraiment mais le roi pense utile pour la solidité de son règne de s’attacher le plus grand nombre de nobles en les conviant à partager la richesse et la gloire.
Il eut un bref ricanement.
— Il craint aussi de les voir devenir trop puissants s’ils restaient trop longtemps en place. – Il soupira – . Il n’a pas tort.
— Alors, le pouvoir est exercé continûment par des titulaires sans expérience.
— Tu raisonnes bien,
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