L'arbre de nuit
Les plus anciens tableaux de ce mémorial étaient déjà estompés, rongés par l’humidité des moussons comme un second naufrage.
Mendonça recevait le conseil de la Camara da Cidade venu lui rendre compte des affaires de la ville. Les édiles sortirent en groupe à la fin de l’audience, échangeant des saluts. Ils affichaient la mine préoccupée seyant à de hauts responsables quittant un entretien d’État et l’on voyait à la lenteur de leurspas et à leur dos légèrement voûté combien étaient lourds les soucis et les secrets de leurs charges.
Après un bref conciliabule deviné au loin derrière la porte auguste, un huissier accourut les chercher. Stupéfait lui-même de cette entorse au protocole, il multipliait, échine ployée, les gestes d’incompréhension à l’intention des quémandeurs furieux. Ils traversèrent l’antichambre sous une volée de regards meurtriers, contournant les courtisans suffoqués dont aucun ne s’écarta ni ne leur rendit au passage les courbettes qu’ils pensaient convenables. La morgue et la flagornerie naturelles dans les cercles aux franges du pouvoir étaient exacerbées par l’exotisme tropical de Goa. La préséance échauffait les fidalgos jusqu’à la fureur. Un protocole d’une infinie complexité régissait l’ordre et le nombre des salutations réciproques. En traversant la salle, Jean et François auraient vingt fois offensé à mort si leur médiocre condition ne les eût opportunément rendus négligeables.
La salle des audiences donnait sur la place du palais par de grandes fenêtres en panneaux de carepas. La moitié supérieure du mur opposé était couverte par quatre rangées de portraits des vice-rois, toisant les visiteurs du haut de leurs grandeurs passées. Le nouveau maître temporaire des Indes avait transformé la salle d’apparat en cabinet de travail en faisant simplement poser sur des tréteaux un grand plateau derrière lequel il était assis au milieu de la pièce. Derrière lui, au fond, un panneau de velours noir brodé des armes du Portugal sacralisait un fauteuil à très haut dossier posé en majesté sur une estrade couverte d’un tapis à la persane. L’installation provisoire dressée sur l’ordre du gouverneur marquait sa différence avec les dignitaires de robe et de cabinet. Elle signifiait que son intérim ne s’embarrasserait pas du protocole d’une charge honorifique, et qu’il entendait continuer à agir concrètement en homme de terrain. Qu’il était en campagne. Pour que nul n’en doutât, il avait fait poser sur une console la cuirasse, le morion et l’épée qu’il portait lors de son intronisation.
Cette image guerrière leur remit en mémoire leur entrevue avec dom Estêvão, le gouverneur têtu de Mozambique, etelle leur plut. Le Portugal comptait encore quelques grands serviteurs inébranlables.
Le teint du gouverneur était cireux, et ses yeux jaunes confirmaient la rumeur qu’il avait contracté une affection pernicieuse du foie à Malacca. On laissait entendre qu’il aurait été empoisonné. Il balaya d’un geste l’offre de services de Jean.
— J’ai trop de soucis immédiats et trop peu de temps disponible pour m’encombrer maintenant de médecine.
— Dans ces conditions, je ne comprends pas bien en quoi je puis être utile à votre seigneurie ni pourquoi elle m’a fait appeler aussitôt.
— Je suis condamné, je le sais, j’ai beaucoup à faire, et je dois le faire très vite. J’ai déchiré avant-hier les lettres de l’ambassadeur de Pégu et je les lui ai jetées à la figure. Je l’ai renvoyé prévenir son roi hypocrite que je compte aller moi-même lui expliquer qu’on ne peut pas impunément ouvrir les ports birmans aux Hollandais malgré l’engagement solennel qu’il a pris devant moi, la main sur le cœur. Et j’irai le rappeler au passage au roi d’Achem à Sumatra qui s’est lui aussi vendu aux Bataves. Tu m’accompagneras quand je partirai rétablir la légitimité des droits de notre couronne dans le sud. Surtout, puisque mes fonctions actuelles mettront probablement fin à ma carrière aux Indes, tu seras mon médecin personnel quand je rentrerai mourir au Portugal. J’aurai alors le temps de penser à mon corps qui se pourrit de l’intérieur comme notre empire. Moi, je suis là d’abord pour soigner l’empire.
François parcourait des yeux la juxtaposition écrasante des effigies des précédents vice-rois tout en écoutant les
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