L'arbre de nuit
Hollandais à battre en retraite. Second personnage dans le protocole des Indes, l’archevêque allait donc passer ses fonctions temporaires à un gouverneur de moindre rang que lui. Il y avait plus fâcheux. Raccompagné solennellement, le vice-roi quittant sa charge demeurait traditionnellement jusqu’à son départ aux Reis Magos, où il attendait dans un digne isolement son embarquement pour Lisbonne. Dom frei Aleixo, lui, allait devoir revenir en hâte pour célébrer le Te Deum d’intronisation de son successeur. Les secrétaires du palais du vice-roi et de l’archevêché se réunissaient depuis plus d’une semaine en colloques fiévreux pour trouver comment pallier cette conjoncture ridicule.
L’archevêque ne décolérait pas, d’autant plus que les querelles de protocole remplissaient déjà son antichambre, mise en effervescence par l’affaire du palanquin. Il était interdit aux fidalgos de circuler en litières, jugées contraires à la morale. Les inquisiteurs prétendaient que leur fût étendue la disposition qui autorisait les prélats à déroger à l’interdictionroyale. Ils alléguaient que s’asseoir sur les mules de bas clergé était incompatible avec leur dignité. Et l’on se disputait continûment sur le chapeau, sur le privilège des chaises à dossier et sur l’ordre des places en haut bout de table aux audiences du Saint-Office. Les secrétaires se mirent d’accord sur l’idée lumineuse que sa seigneurie irait selon son habitude faire retraite pour quelques jours au monastère capucin de Nossa Senhora do Cabo juste en face des Reis Magos. Il en reviendrait avec l’apparat habituel, devançant le gouverneur comme si de rien n’était. La tension retomba à l’archevêché, sans atténuer l’exaspération de dom frei Aleixo, alimentée par les louanges du commandant de la flotte du sud dont on lui rebattait les oreilles.
La veille de la cérémonie, dom André Furtado de Mendonça reçut du bout des lèvres pincées de son prédécesseur l’état des Indes dont il connaissait bien mieux que lui la situation. Il remonta la Mandovi le mercredi 27 mai en grand appareil nautique, à bord de sa galère escortée par les manchuas des hauts fonctionnaires, sur lesquelles cornets et hautbois sonnaient jusqu’à faire croire qu’arrivait la grande mousson. Il débarqua aux marches de l’esplanade, reçut les clés de la ville sous l’arche triomphale du palais de la forteresse et se rendit à cheval à Santa Catarina en cortège dont on ne voyait ni le début ni la fin tant le peuple voulait le voir et l’acclamer. L’église faisait fonction de cathédrale en attendant l’achèvement de la Sé. La cathédrale en construction s’adossait chœur contre chœur à Sào Francisco de Assis, comme si l’on ne savait plus où donner de la tête pour glorifier Dieu et ses saints. Le nouveau gouverneur prêta serment sur les Évangiles présentés par un archevêque maussade, et gagna son palais sous les arcs de triomphe dressés par les corporations qui avaient rivalisé d’imagination. La ville ne s’entendait plus, tant était assourdissant le concert de musiques martiales, de cloches, de coups de canon et de pétards d’artifice. Goa s’étourdissait de l’avènement d’un vice-roi selon son cœur. Ceux qui avaient eu la chance d’apercevoir quelque choserépandirent la nouvelle que, pendant toute la durée du cérémonial, dom André était resté en cuirasse.
Quand il apprit qu’un médecin familier du roi de France avait assisté le comte da Feira pendant ses derniers jours, le gouverneur le fit rechercher. Il lui fit commander à l’hôpital de venir le voir dès son exeat. Il serait reçu aussitôt, sans avoir à prendre langue.
Le vendredi 29 mai, deux jours après la fête, François quitta maître Gaspar Salanha un peu avant neuf heures du matin, avec l’assurance d’une occupation au salaire modeste mais bienvenu, consistant à vérifier et ranimer la centaine d’aiguilles marines des galères et des stationnaires de Goa. Il disposait de quatre mois d’ici à octobre, époque à laquelle reprendraient les opérations navales contre les musulmans au nord et les pirates malabars au sud. Le pilote en charge des instruments nautiques lui avait précisé d’un ton rogue que la Casa n’avait pas besoin d’un quelconque savoir étranger, surtout pas dans le département des cartes et portulans dans lequel il lui était interdit de mettre les pieds. Le
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