L'arbre de nuit
pilote-major de la flotte lui avait parlé de sa pierre magnétique d’une qualité exceptionnelle. C’est ce qui l’intéressait. François reconnut dans cet argument la finesse de maître Fernandes et il lui en sut gré.
Jean sortant ce matin-là de l’hôpital, François n’avait que quelques pas à faire à partir de l’arsenal de la Ribeira Grande pour le retrouver et le conduire à sa convocation au palais. Il atteignait l’immeuble de la Monnaie quand il dut s’arrêter pour laisser passer l’escorte d’un dignitaire qui en sortait àcheval, accouplé à son parasol. L’homme en chapeau et courte cape dont il ne voyait que la silhouette à contre-jour retint un instant sa monture, puis la mit au pas. Les livrées vertes qui s’éloignaient devant lui réveillèrent l’image du Cafre de la rue des Amoureux mais il mit la rencontre au bénéfice du hasard dans la cohue multicolore et n’y prêta pas attention.
Jean l’attendait devant le portail de l’hôpital, vêtu de neuf depuis le chapeau jusqu’aux souliers. Il venait d’émarger à sa grande surprise la perception d’un pardau d’argent et de cette tenue de coton blanc simple mais d’un confort inégalé dont l’administration dotait tous les malades guéris qui faisaient ainsi littéralement peau neuve. Il allait découvrir la ville, n’ayant pas mis le nez dehors depuis son débarquement sur un brancard.
À quelques exceptions près, toutes les institutions civiles et militaires de Goa étaient implantées sur la rive de la Mandovi, laissant en quelque sorte le cœur de la ville à la religion. Le qualificatif guerrier du palais de la forteresse était moins justifié par son plan laissant percer la Renaissance, que par le bastion sur lequel il était construit, dominant le fleuve de quelques mètres. La défense de l’île de Tuswadi sur laquelle était établie Goa reposait sur les forts de sa périphérie mais surtout sur les fleuves Mandovi et Zuari dont les estuaires l’entouraient de toute part. La ville semblait compter plutôt sur l’effet psychologique de l’architecture massive de ses bâtiments publics pour dissuader ses ennemis. L’austérité tranquille de leurs plans était d’ailleurs démentie par la légèreté de leurs galeries, de leurs arcades et de leurs hautes toitures en ciseaux à quatre pans. Les architectes des bastions de l’empire s’étaient laissé séduire par le charme indien.
La demie de neuf heures sonnait quand ils gravirent l’escalier extérieur au plan en T conduisant à l’étage noble. Bien qu’il fût remarquablement large et malgré l’heure matinale, des personnages à la mine soucieuse s’y bousculaient dans l’agitation des cabinets quand change le pouvoir. Montantou dévalant, fébriles les uns, empesés les autres, ils affichaient, rien qu’en parcourant ces degrés, le poids de leur fonction, leur proximité des décideurs et le prix de leurs conseils.
Sur leur affirmation qu’ils étaient attendus dans les meilleurs délais par le gouverneur, un officier les laissa se joindre, d’une mauvaise grâce soupçonneuse, aux quémandeurs et aux courtisans qui remplissaient l’antichambre d’un bruissement d’impatience et de prétention. Tous ces hommes en noir élégant les regardaient avec dédain en ricanant de leurs bouches rougies par le jus de la noix d’arec dont ils se teintaient aussi les ongles en vermeil. Goa mâchait continûment du bétel. Leur compagnie semblait grimée pour une représentation théâtrale et leurs attitudes apprêtées renforçaient l’impression d’une troupe en scène. Un quatuor de fidalgos parés de chaînes et de bagues en or s’esclaffa de la prétention de ces rustres au vêtement modeste et tenant leur chapeau à la main d’être reçus avant eux qui restaient coiffés. Jean allait riposter quand François, dont la culture goanaise avait fait des progrès rapides, l’en dissuada en le retenant par le bras. Il y avait mieux à faire qu’à régler des comptes inégaux dans ce lieu dont le décor sortait de l’ordinaire.
On appelait cette antichambre la salle des Armadas, des flottes. Ses murs étaient couverts de panneaux peints sur toile récapitulant la composition de toutes les escadres des Indes depuis celle de Vasco de Gama. On y lisait les noms de leurs capitaines et on y découvrait par des images explicites les fortunes funestes des plus malchanceux de leurs navires, incendiés, naufragés ou coulés bas.
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