L'arbre de nuit
l’apothicaire. Cette politique nuit aux intérêts de l’Inde, et elle a pour effet d’ériger la prévarication en religion d’État.
— Et qu’en pense le peuple ?
— Il est mécontent de ce renouvellement incessant qui éparpille le pouvoir pour mieux partager les prébendes. D’un autre côté, il adore les festivités d’intronisation.
Dom André scrutait la galerie de portraits, les mains crispées sur les accoudoirs. Il se retourna vers eux.
— Vous a-t-on raconté l’histoire des mouches saoules ? Non ? Un mendiant gît prostré sous le porche d’une église, implorant l’aumône des fidèles. Ses jambes sont couvertes d’ulcères sur lesquels grouillent les mouches. Un homme apitoyé a l’idée charitable de chasser les mouches qui importunent le miséreux. De quoi te mêles-tu ! s’écrie le vieillard furieux. Elles étaient saoules. Tu as fait s’envoler des mouches rassasiées. Celles qui vont les remplacer seront affamées et me suceront plus voracement le sang.
François hocha la tête en faisant une moue entendue sans oser aucun commentaire. Le gouverneur reprit après un silence. Il semblait penser à voix haute.
— Dans l’ombre complice de ces dignitaires couverts d’honneurs, les marchands et les petits fonctionnaires ont compris qu’ils pouvaient eux aussi profiter des Indes en graissant quelques pattes. L’idée a fait du chemin. La gangrène a gagné tout l’empire.
Il corrigea doucement ses propos.
— C’est maintenant mon peuple. Je l’aime tel qu’il est.
La tête levée, il semblait regarder au loin, jusqu’aux frontières de l’empire.
— Notre royaume est immensément riche au point de ne pas s’apercevoir qu’il est saigné méthodiquement par un essaim de mouches. Il est trop vaste. L’Inde est beaucoup trop lointaine pour nos forces. Ce n’est pas l’empire qui défaille, c’est le Portugal qui s’asphyxie. Nous ne tenons plus la bride d’une main assez ferme car nous manquons aujourd’hui d’hommes de valeur et de devoir.
— Les Hollandais...
Dom André ne laissa pas Jean achever.
— Les luthériens ont compris le parti qu’ils peuvent tirer de ces constatations. Les prédateurs tournent autour de nous comme des chacals. C’est pour cela qu’il faut de temps à autre accrocher ici et là des portraits de gouverneurs en cuirasse sur le mur des vice-rois en velours.
Il se leva et alla à pas comptés s’asseoir sur le trône dont le dossier était surmonté de la sphère armillaire symbolique.
— Je me suis assis un instant sur ce fauteuil il y a quarante-huit heures, juste le temps d’une cérémonie protocolaire. Je ne l’occuperai pas assez longtemps pour avoir le loisir de poser pour un peintre, à supposer d’ailleurs que Dieu me concède d’achever mon mandat. Afonso de Castro, le trente-cinquième et dernier vice-roi, n’est pas encore accroché au mur. Son portrait posthume n’est pas esquissé. L’archevêque, lui, qui m’a transmis avant-hier l’intérim du pouvoir, a commencé depuis longtemps à prendre la pose au cas où l’on oublierait de rappeler son passage transparent à la postérité. Leurs places les attendent au bout de cette ligne. Je serai le numéro trente-sept. Je serai accroché exactement ici.
Il revint vers eux, désignant du doigt la place virtuelle où commencerait une nouvelle rangée de neuf tableaux, et regagna sa table de travail.
— La mort m’a déjà assigné un rendez-vous et elle s’impatiente mais j’aurai le privilège de continuer à exister publiquement. Et le mur continuera à se couvrir de gloires défuntes. Jusqu’à ce que ce palais s’effondre et entraîne l’empire dans sa chute. Ou inversement.
Mendonça jouait distraitement avec un kriss malais à la poignée d’ivoire tourmenté dont il faisait jouer la lame dans un curieux fourreau disproportionné en forme d’anthurium.
— Parmi tous ces visages diversement soucieux, je ferai partie des gouverneurs et des vice-rois représentés en armes. Peut-être que nous, les gens de guerre, serons oubliés plus tard que les autres. Un peu plus tard. L’histoire retient avec avidité les exploits guerriers mais l’ingrate oublie plus vite les noms de ses héros que les dates de leurs faits d’armes. Elle ignore le plus souvent les victoires silencieuses des grandscommis sur les abus, sur l’obstruction des fonctionnaires ou sur leur incapacité. Les gens du peuple, eux, se moquent des
Weitere Kostenlose Bücher