L'arbre de nuit
éthéré d’un côté, et de l’autre une gentille affection charnelle qui s’était déjà transformée en liaison régulière. Deux femmes confiantes dont il allait falloir gérer l’abondance. Il avait éludé le dilemme à la maison de jeu, embrumé par les vapeurs de Porto, mais il avait trouvé sa réponse quand ils rentraient du vieux pilori. Les informer l’une de l’autre. Bien sûr ! Ne pas les tromper ni les décevoir. Il fallait réfléchir très vite.
Ses yeux étaient tombés sur le compas volage. Son image d’abord transparente se matérialisa dans son esprit, poussant les deux jeunes femmes hors de ses préoccupations immédiates. Le problème technique à résoudre prit à nouveau le pas sur ses sentiments.
Bizarrement, le compas fautif tirait d’au moins deux quarts par rapport au compas étalon, qui déviait lui-même aujourd’hui de trois quarts par rapport à la veille. Tout cela était inhabituel, voire aberrant. Il multiplia les manipulations sans en tirer de conclusion nette. Voulant remettre en place d’un geste réflexe un registre sorti de l’alignement, il sentit que le gros volume butait sur quelque chose. Il le tira vers lui, le déposa par terre et plongea la main dans le renfoncement. Il en ramena deux fers à cheval.
Manuel qui s’était précipité lui expliqua qu’il venait de cacher là le matin même l’embryon de sa collection en cours de constitution. Il pratiquait assidûment l’encan et le vieux pilori, où on lui avait donné assez facilement ces objets de rebut pratiquement sans valeur marchande, en échange de quelques courses et autres menus services. Son intention était de les mettre à clair pendant ses loisirs. L’un des fers portait le poinçon des écuries du vice-roi. Marqué d’une étoile et d’un croissant, le second provenait sans doute d’un haras d’Arabie. François apprécia ce trésor original, mais dit à son collectionneur en herbe que ce n’était pas du tout une bonne idée de le ranger dans l’atelier. Il lui enjoignit de l’entreposer le plus loin possible sur le balcon pendant qu’ils travaillaient aux aiguilles car le fer les perturbait gravement. Comme son assistant s’affolait de sa bêtise, il le tranquillisa et lui dit qu’il venait au contraire de contribuer à confirmer accidentellement le bien-fondé de l’hypothèse géniale imaginée par João de Castro.
Et puis, deux porte-bonheur rencontrés inopinément sur sa route ne pouvaient être de mauvais augure.
Depuis leur arrivée à Goa, Jean et François avaient décidé d’un commun accord que, tout en demeurant ensemble, ils vivraient autant que possible chacun leur vie. L’expérience partagée d’une traversée dantesque les liait naturellement par une intimité quasiment gémellaire et par une complicité de tous les instants. Ils s’appréciaient beaucoup mais se connaissant trop, ils avaient décidé d’explorer chacun Goa à sa manière.
Jean voyait régulièrement Pyrard qu’il interrogeait sans relâche sur ses aventures aux îles Maldives et sur la côte de Malabar. L’homme le fascinait et l’agaçait beaucoup. Son talent de conteur l’impressionnait et ses connaissances étendues de la physique et des plantes le déconcertaient. Elles le vexaient secrètement. Parce que ce voyageur exubérant allait jusqu’à se piquer aussi de médecine, Jean avait vertement contredit son affirmation que le scorbut était contagieux par l’haleine. Il avait été obligé de reconnaître sur le reste le bien-fondé des recommandations de François de Laval quant aux méthodes de sa prévention. Bref, Mocquet cachait un véritable dépit de la concurrence évidente entre leurs deux livres à venir, puisque le marchand de Laval avait, comme lui, l’intention depublier son voyage. Il avait vécu des péripéties étonnantes, auprès desquelles sa propre description de Goa risquait fort de paraître banale.
Jean avait jeté déjà sur le papier le plan de son ouvrage sous un large titre calligraphié :
Voyage en Éthiopie, Mozambique, Goa & autres lieux d’Afrique & des Indes orientales fait par Jean Mocquet, garde du Cabinet des Singularités du Roi aux Tuileries .
Parce que le sulfureux Linschoten avait déjà tout révélé des Indes, et parce que François Pyrard avait beaucoup à dire lui aussi, il avait pensé utile de rédiger un avertissement liminaire au lecteur : « Pour ce qui est de la ville de Goa et du pays des environs, je ne
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