L'arbre de nuit
reprendre la mer, on devrait faire appel avant l’appareillage à un complément d’Indiens voire à des Cafres.
On n’attendait pas l’arrivée de la flotte de 1609 avant le mois d’octobre. C’est alors que l’on finaliserait les besoins et que l’on apprécierait les disponibilités mais déjà, on recensait les équipages valides. Des visiteurs de la santé débusquaient dans les hôpitaux les parasites qui laissaient mûrir doucement leur convalescence en espérant qu’on les oublierait dans leurs lits frais.
Dès qu’il ne pleuvait pas à verse, les gabiers embarqués les premiers avaient fort à faire pour réviser entièrement voilures et gréements pourris. Ils étaient de très méchante humeur d’être remis au travail avant tous les autres, alors que la nouvelle flotte n’était pas encore arrivée. D’autant plus que l’humidité des toiles et des cordages les alourdissait considérablement tout en ramollissant la peau de leurs mains. Des panaris gonflaient leurs doigts à la moindre égratignure de leurs aiguilles de voiliers. Ils avaient revêtu des cabans, des capes et des manteaux de pluie en poil de chameaux d’Ormuz ou en feutres de laine, bariolés, zébrés de bandes coloriées tissées aussi serrées que de la toile à voile. Ces tenues qu’ils venaient de marchander les mettraient en mer à l’abri des intempéries. Elles affirmeraient aussi leur stature d’anciens du voyage quand ils débarqueraient à Lisbonne – si Dieu était d’accord –, revêtus des preuves de leur passage en Inde. D’ici là, ils s’exerçaient à endosser déjà la stature exotique des équipages de retour.
Brutalisés inutilement par des soldats que leur désœuvrement rendait vicieux, des esclaves et des condamnés processionnaires faisaient d’incessants va-et-vient entre deux averses. Ils portaient sur leurs épaules ou leurs dos des sacs de légumes secs délivrés dans les magasins par les intendants et leurs commis. Tout était soigneusement noté par les écrivains du contrôleur des douanes. La surveillance du Vedor da Fazenda s’exerçait au point de passage de tout ce qui entrait ou sortaitde la ville, comme une araignée aux aguets au milieu de sa toile. Ses officiers, écrivains, contadors et apontadors comptables, priseurs, caissiers, payeurs s’installaient dès l’ouverture des portes dans un pavillon fermé de barreaux tout autour. En raison de la proximité des Cinco Chagas, l’église des Cinq Plaies, on disait plaisamment qu’on avait mis en cage à la douane les sixième et septième plaies de Goa.
L’arrimage des vivres périssables et des cargaisons marchandes commencerait en octobre quand les pluies auraient diminué, sur la grande esplanade fluviale du palais où étaient établis le poids public et une seconde douane. L’arrivée de la flotte de Lisbonne plongerait alors Goa dans une excitation fébrile car il ne resterait que quelques semaines pour attraper la mousson de retour vers le Portugal qui la mettrait dehors vers les Mascareignes et le cap de Bonne Espérance. Pour l’heure, les opérations étaient conduites sans énervement. Les survivants de la flotte de l’année dernière s’étaient accoutumés à l’attente depuis leur hivernage à Mozambique. Au total, le voyage aller et retour de la caraque et des deux galions durerait un an de plus que d’habitude mais était-on à un an près ?
L’engourdissement relatif n’empêchait pas une activité de tous les instants d’un bout à l’autre de la Mandovi. Dans un grand chambardement seulement interrompu par la pluie, le fret se rassemblait depuis plusieurs mois sous les immenses hangars du Bangaçal, gardés jour et nuit par des soldats et des mortes-payes. Sous leurs longs toits de tuiles brunes, ils étaient ouverts à tous les vents comme des préaux d’écoles, afin de favoriser la ventilation de l’humidité ambiante. Manutentionnés sans ménagements par les esclaves sous la lumière grise de journées sans soleil, les chargements indiens fabuleux ne payaient pas de mine. Des ballots cousus à grands points, de grossiers emballages de jute ou de nattes de palmes tressées cachaient sous des haillons les trésors qui allaient justifier à Lisbonne tant d’efforts, de dépenses et de morts.
Cette apparente indigence était contredite par l’odeur puissante, obsédante qui flottait sur Goa comme un parfum identifie une jolie femme et la garde présente longtemps aprèsson
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