L'arbre de nuit
prétends pas en faire ici une bien exacte et ample description, car plusieurs modernes en ont traité bien amplement, et tout cela est déjà connu à un chacun. »
Tout le reste était à écrire.
François lui reprochait déjà ce préambule réducteur, le pressant de donner au contraire son sentiment personnel sur tout ce qu’ils voyaient autour d’eux, au lieu de se ranger derrière le témoignage des autres. Voyageur d’une rare expérience, ne serait-il pas convaincu d’avoir quelque chose d’intéressant à exprimer sur les particularités de Goa ? Il s’étonnait surtout que Jean n’eût pas l’intention de s’étendre non plus sur la traversée océanique, qu’il entendait résumer au principal.
— Démâter dans les parages de Tristan da Cunha n’est pas une aventure banale ! Cela mérite au moins quelques lignes. Je ne te comprends absolument pas. Pourquoi veux-tu publier une description d’un voyage exceptionnel dont tu minimises toi-même la portée ? Tu m’inquiètes, Jean. Prendrais-tu de l’âge ou serais-tu épuisé par une Bengalie trop experte ?
L’apothicaire avait pris la mouche. Il avait rétorqué qu’il n’était pas assez familier de la mer pour écrire là-dessus des choses de bon sens, et que sur ce point aussi, Pyrard ferait bien mieux que lui, puisqu’il avait eu la double bonne fortune de faire un vrai naufrage et de s’en sortir sain et sauf.
— Pyrard a déjà bien avancé son ouvrage. Il le rédige comme un guide utile au voyageur à la manière de Linschoten. Je reconnais honnêtement la qualité de ses témoignages. Il m’apporte énormément d’informations, jusqu’à m’étonner de leur étendue et de leur pertinence. Il m’a fait lire son prologue. Il prend du recul par rapport aux choses de la marine auxquelles il réfléchit beaucoup.
Le marchand de Laval déplorait que l’abondance des biens produits sur leur sol grâce à la bonté divine ait selon lui détourné les Français de la mer.
— Il a probablement raison, Jean. Mais Pyrard n’a pas le monopole d’une réflexion sur les peuples marins. Nous avons nous-mêmes débattu de cela aux Hiéronymites de Belém le jour de notre embarquement. T’en souviens-tu ?
— Je m’en souviens très bien mais il va très loin. Il propose un débat fondamental sur les relations entre la mer et l’esprit d’entreprendre. Selon lui, les peuples au ventre creux auraient rapporté de leurs navigations au long cours de quoi assurer l’opulence de leurs villes.
— Une évocation de ta part de l’expansion possible de la France et des nations de l’Europe serait agréable au roi. D’autant plus que tu as son oreille.
— Sans doute et je m’en entretiendrai certainement très longuement avec le roi Henri car je me flatte qu’il prenne effectivement plaisir à mes discours. Cela dit, rédiger là-dessus une manière de traité n’est pas mon affaire. Je suis un voyageur curieux, pas un rhétoricien du commerce et des manufactures. Je suis venu ici herboriser en physicien naturaliste. Écris toi-même ton journal de voyage après tout, si cela te chante. Une brusque pléthore de livres sur Goa ne manquera pas d’attirer l’attention sur nous tous.
François n’avait pas insisté car il sentait que Jean était un peu meurtri et probablement assez mécontent de lui-même. En tout cas, il arpentait avec application en voyageur curieux les abords de la lagune et les hauteurs de la montagne. Deux fois par mois, après s’être dûment fait tamponner l’autorisation de sortie sur l’avant-bras, comme tous les canarinsfranchissant les portes, il embarquait à bord d’une almadie à six rameurs pour s’en aller vers le nord sur la terre ferme à quatre lieues de Goa. Relevant du sultanat de l’Adil Khan, le district de Bicholim était interdit aux étrangers. Il devait le privilège de son passeport délivré par le corregidor à ses fonctions d’apothicaire du gouverneur. Elles lui valaient aussi le truchement d’un officier interprète de la caste guerrière des naires.
Il rentrait fourbu de ses excursions de deux ou trois jours à pied et à cheval, trempé, endolori, les pieds englués de boue, chargé de végétaux dégoulinants. Il était ravi de ses investigations, et il était intarissable sur la foule qui allait par les chemins en procession, hommes et femmes, charrettes, ânes, chevaux et buffles convergeant vers Goa chargés d’une profusion de légumes et de
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