L'arbre de nuit
nous avons démâté. Je vous autorise à le faire en mémoire de ce jour où j’ai pensé que nous allions mourir. Vous en souvenez-vous ?
Elle eut honte de la niaiserie de sa question et regretta d’avoir dit bêtement « je vous autorise », au lieu d’une phrase plus spontanée comme « Voulez-vous m’appeler Margarida, François ? Comme à l’instant où nous avons démâté ? » C’était d’ailleurs ce qu’elle avait en tête, au lieu de cette permission condescendante. Elle fut fâchée d’être à ce point marquée déjà par les usages.
— Si j’en crois ce que vous m’avez raconté l’autre jour… Margarida, je ne suis pas certain que dom Alvaro approuvera cette familiarité, mais je prends avec gratitude le risque d’être empoisonné ou étranglé pour impertinence à votre égard.
— Mon mari assiste à un conseil au palais du gouverneur. Il a, il est vrai, tous les droits sur moi selon le code social deGoa et je me conformerai absolument à cette règle. Parce que mon premier mariage m’a conféré une certaine indépendance, j’entends cependant obtenir quelques privilèges. Dont celui de conserver les amis de mon choix en dehors du cercle des siens. Même si je ne peux pas les voir librement. Je veux dire ailleurs que sur nos balcons respectifs. Regardez-nous dans ce touchant duo de trouvères.
Elle avait répondu en parlant très vite, d’un ton irrité. Sa détermination le surprit. Il devina que le ménage avait déjà traversé un gros nuage après quelques courtes semaines de mariage. Tout était malheureusement conforme à ses prévisions. Il restait gauche, enrichi de ce pouvoir nouveau de s’adresser à elle plus intimement, fort de la savoir affaiblie et tout aussi incapable de trouver quelque chose à lui dire de piquant, de drôle ou au moins de quelque intérêt. Il venait d’être promu au rang de familier, et il se sentait très au-dessous de ce privilège.
— Comment vivez-vous la grande mousson ?
Il était furieux à son tour de ne pas avoir trouvé mieux qu’une interrogation sur la saison pour relancer une conversation qu’il ne voulait surtout pas gâcher.
Elle lui raconta les affres de son inondation, puis ses après-midi incontournables de musique et de chants, les jeux, les bavardages sur tout et rien avec ses nouvelles amies. Elle décrivait une vie oisive, confortable et comblée, servie par une domesticité pléthorique, sucrée d’une profusion d’amandes, de confitures, de massepains et de pâtisseries de riz et de coco. Son ton enjoué était-il naturel ou lui donnait-elle le change ? Elle s’anima vraiment pour lui apprendre que Jeronima de Torres – Vous vous souvenez d’elle, François ? – était sur le point d’épouser un haut fonctionnaire de la Camara da Cidade. Ce fidalgo de quarante ans assez bel homme avait la fâcheuse réputation d’être un coureur de femmes mais l’étiquette de Goa voulait que l’on négligeât les fredaines quand on négociait un contrat de mariage. Surtout avec un aussi beau parti. Jeronima que l’on avait extraite un instant du couvent de Nossa Senhora da Serra pour être présentée à son prétendant était tombée folle de lui.
— C’est heureux puisque, si je calcule bien, il aurait l’âge d’être son père.
— Vous calculez mal, François. Dans notre milieu, un mari convenable doit s’être forgé dans l’expérience du pouvoir et des affaires, et de l’autre côté, une adolescente devient une vieille fille à vingt-cinq ans.
— Votre société accorde donc immanquablement des pucelles naïves à des hommes mûrs qui ont eu tout le temps d’apprendre ses règles perverses pour mieux les tromper.
Elle eut un sursaut d’agacement et resserra son châle autour de ses épaules. François pensa qu’il avait touché par mégarde un point sensible.
— Vous préféreriez le contraire ? Que des femmes riches et empâtées par l’âge épousent et entretiennent des jouvenceaux impécunieux ?
— La pirouette est facile, Margarida. Bien sûr, les solteiras ne sont effectivement pas des modèles édifiants.
— Vous savez déjà cela ? – Elle cherchait des arguments. – Un château de cartes tient debout tout ensemble, maintenu par des règles invisibles. Il s’abat d’un coup si l’on dérange un tant soit peu son équilibre, sa cohésion, en retirant l’un de ses composants. La société goanaise est un château de cartes.
— Un château
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