L'arbre de nuit
formalité permit d’apprendre que les trois plus jeunes de ces six femmes se nommaient Custodia da Costa, Jeronima de Torres et dona Margarida da Fonseca Serrão. Deux vierges et une jeune veuve de noble famille partaient, comme les orphelines mais en vue de meilleurs partis, apporter en Inde quelques gouttes de pur sang portugais sous la protection personnelle du vice-roi. Les chaperons quadragénaires garantissant la pureté de leurs trois protégées les poussèrent sans s’attarder vers leur refuge. En réalité, les regards des hommes étaient indifférents. Ils avaient pour l’instant d’autres préoccupations.
Lorsqu’elles repassèrent devant eux dans un bruissement de jupons, François qui savait maintenant que les émeraudes s’appelaient Margarida espéra leur éclat mais elles restèrent à l’abri de paupières baissées, moins par pudeur que par précaution parce que le pont était encombré de cordages soigneusement lovés et de paquets en grand désordre. Il eut une bouffée de tendresse pour cette jeune femme dans le monde superstitieux et misogyne des marins. La présence de cetteinconnue en mante noire était un présage de bonne traversée, et il ressentit comme un bonheur misérablement égoïste de partager avec elle cette prison dans laquelle il venait de s’enfermer de son plein gré. De savoir que, comme lui, elle allait se heurter à l’absolue liberté de la mer comme un phalène prisonnier de la lumière se cogne à la nuit. Sur le tillac, l’appel fastidieux continuait, égrenant des noms qu’ils ne saisissaient pas.
— Moqt Jon !
L’écrivain leva la tête, et répéta plus fort avec agacement :
— Moqt Jon ?
Jean réalisa brusquement qu’il s’agissait de lui. Il s’avança.
— Jean Mocquet. C’est moi !
— Es-tu dur d’oreille, Français ? Ou déjà terrassé par le mal de mer ?
— Pardonnez-moi !
— Tu es inscrit pour sept mille cinq cents réis au titre d’apothicaire temporaire du vice-roi. Les as-tu touchés ?
— Oui, avant-hier à la Casa da India.
— Alors, pourquoi n’as-tu pas pointé parmi les fonctionnaires ?
— C’est le provedor lui-même qui m’a recommandé au vice-roi. Alors, j’ai peu d’amis à la Casa.
— Je comprends. Tu voyages avec ton assistant Cchtente. C’est lui ?
— François Costentin. Oui, c’est moi !
— Bien. Le principal est que vous soyez là tous les deux. Signez ici.
Ayant déposé leurs paraphes sur le rôle des passagers, Nossa Senhora do Monte do Carmo leur parut d’un coup un peu plus conviviale. Leur traversée sembla d’autant moins aventureuse à François, que les yeux verts de Margarida luisaient quelque part dans la pénombre du château arrière.
Les six femmes gravirent l’escalier roide en s’empêtrant dans leurs jupes, et regagnèrent au fond d’une étroite coursive le logement qui leur avait été attribué à l’extrême arrière sous le gaillard. Il était isolé des autres appartements. On y accédait en passant devant le réduit dans lequel le père António Paixão, provincial des augustiniens de Goa, allait effectuer le voyage et contribuer à la sauvegarde de ce gynécée.
Margarida retint la senhora de Galvão sur le seuil de la chambre.
— Laissons nos amies se défaire d’abord. Voulez-vous bien ma tante ?
Elle rejeta le capuchon de sa mante, passa le doigt sur le chambranle dont l’ocre rouge sentait encore le frais et s’y adossa.
— Je commence à m’habituer à ce taudis encombré comme un vieux grenier de vêtements et de malles. Depuis hier, je m’y sens déjà chez nous. Custodia et Jeronima qui partagent notre cellule sont de bonnes familles et ont de belles âmes. Leurs parentes sont discrètes et aimables. Nous ne pouvions sans doute trouver meilleure compagnie. Les hommes et les femmes en détresse que nous venons d’apercevoir sur le pont me semblent infiniment plus mal lotis que nous, ma tante.L’homme que vous avez houspillé hier n’y pouvait rien. Finissons de nous installer au mieux, plutôt que gémir sur notre sort. Nous savions ce que nous faisions, moi en partant épouser mon beau-frère à Goa, et vous en acceptant par affection de m’y accompagner.
— Margarida ! Je ne comprends pas ton insouciance devant la médiocrité de notre condition à bord de cet horrible navire. Tu n’es même pas consciente des incommodités qu’elle va nous causer. Si longtemps ! Des mois, serrées à six dans ce trou
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