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L'arbre de nuit

L'arbre de nuit

Titel: L'arbre de nuit Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: François Bellec
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elle renâclait à partir. François qui jaugeait parfaitement la difficulté savourait à l’avance la manière dont allait se retourner cap pour cap ce vaisseau dix fois plus gros que tout ce qu’il avait connu. Tous les autres navires de la flotte, aidés de leurs embarcations, s’étaient embossés face à l’aval en profitant de la marée montante du matin. Ils appareilleraient donc en un instant après la caraque amirale. Bastião Cordeiro, maître d’équipage de l’amirale, ne pouvait être au-dessous de sa tâche. Sûr de son art, il avait manifestement mûri une manœuvre inutile et extrêmement osée par pur plaisir et par coquetterie d’offrir au vice-roi des Indes le panache d’un appareillage en majesté. Sur ces navires en alerte alentour, tous les hommes d’équipages avaient les yeux fixés sur le spectacle attendu d’une invraisemblable manœuvre.
    — Vire à pic !
    Sous le gaillard d’avant, le grand cabestan se mit à tourner, mû par la force libérée des hommes énervés par l’attente, entraînés par un chant rythmé par le tambour et par le cliquetis des linguets qui empêchaient la machine de dévirer. Poussant de la poitrine et des bras sur les barres, ils commencèrent à embraquer tour après tour le câble gros comme une cuisse, déhalant la caraque contre le courant. Écrasé sous l’effort, l’énorme cordage qui reliait la nef à son ancre suait l’eau dont il était imbibé dans une forte odeur de goudron et de vase. Après quelques minutes qui semblèrent des heures, le contremaître, cramponné à un hauban du mât de misaine le corps au-dessus du Tage, constata que le câble d’ancre étaità la verticale. Arrêtant la rotation du cabestan d’un coup de sifflet et d’un grand geste du bras, il se retourna vers l’arrière et rendit compte :
    — L’ancre est à pic !
    — Brasse la misaine à tribord ! Largue la civadière ! Vire à déraper !
    Les hommes s’arc-boutèrent plus dur sur les barres pour arracher l’énorme ancre en fer forgé, enfoncée des deux pattes dans le sol portugais comme si elle refusait de le quitter. Elle apparut enfin noire, luisante et dégoulinante comme un squelette de monstre marin.
    — L’ancre est haute !
    — À saisir ! La barre toute à droite !
    Sur cet ordre relayé à travers l’écoutille, les timoniers postés sous le gaillard amenèrent promptement la manuelle sur sa butée tribord, à grandes brassées de palan. Le long barreau de bois traversait le pont pour agir loin en dessous sur le timon.
    Emportée doucement par le courant, Nossa Senhora do Monte do Carmo commença à dériver en culant, pivotant lentement sur bâbord sous l’effet de couple généré à l’avant par la misaine et la petite civadière établie sous le beaupré, qui recevaient le vent à contre, et à l’arrière par le frein du gouvernail en travers. Quand la caraque fut perpendiculaire au vent, François expliqua à son compagnon que l’énorme surface de sa coque trouvait là une ferme position d’équilibre et que, sans erre, elle n’avait pas le moindre espoir de poursuivre sa giration.
    — Alors ?
    — Alors, il reste l’alternative de jeter une ancre à nouveau ou d’aller s’échouer à la côte.
    — Est-ce une manœuvre habituelle ? Elle semble bien compliquée. Non ?
    On s’activait au bossoir tribord à immobiliser la grande ancre à son poste de mer, à entraver cette masse de fer active, prête à tout démolir autour d’elle comme un taureau de combat dès que la caraque se mettrait à rouler au sortir des passes.
    — Largue la grand-voile !
    Ses cargues brusquement libérées, la lourde voile de toile épaisse s’abattit au-dessus des têtes dans un grondement chuintant qui affola les passagers dont le front reflua en désordre. L’immense croix rouge de l’Ordre du Christ se déploya comme un défi adressé aux forces du mal, contre lesquelles semblait lutter la voile en battant furieusement au vent, agitant en tous sens manœuvres et poulies dans une sarabande infernale traversée de claquements terrifiants.

    Le décor venait de changer d’un coup. La caraque était maintenant magnifique sous le ciel très bleu parsemé de petits cumulus de beau temps. Impressionnante comme un monument élevé à la mémoire des découvreurs et à la gloire du Portugal. Se penchant vers l’écoutille ouverte à ses pieds, le maître lança un ordre que personne n’entendit mais auquel répondirent

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