L'arbre de nuit
établis sur le premier pont entre deux canons. François eut le réflexe enfantin de s’incliner trop obséquieusement quand il quitta les lieux le menton haut et le poing enserrant le pommeau d’une épée morale. Jean le rabroua.
— Tu es un imbécile.
— Il méritait cette petite moquerie.
— Tu viens de nous faire stupidement un ennemi mortel. Ce fidalgo a subi un affront qu’il n’oubliera pas. Il cède devant le vice-roi. Là-bas, il sera puissant et nous ne serons plus dans l’ombre du pouvoir.
Maître Bastião opina en agitant vivement la main.
— Les fidalgos sont chatouilleux là-bas.
La bonne humeur avec laquelle ils avaient vécu l’incident, la libéralité de Jean et la protection du comte da Feira les ayantrendus intéressants voire sympathiques, le maître s’attarda un instant auprès d’eux. En bordure de l’abri du gaillard d’arrière, l’appartement qu’allaient partager François et Jean, au débouché de la coursive desservant les logements de tribord, était grand comme leurs deux paillasses. Limité par des cloisons de bois sur deux côtés contigus, il était théoriquement clos sur les deux autres par des portières en toile, comme une manière de lit à baldaquin. Ouvert à tous vents, leur abri dont n’aurait pas voulu un valet de ferme dans la vie normale faisait pourtant l’envie des malheureux passagers en quête d’un gîte. Il serait parfaitement adapté à tous les climats à venir.
Leur encoignure donnait sur le tillac où régnait la plus extrême confusion depuis le rappel aux postes de navigation. Tandis que Jean et François chancelaient, rétablissant leur équilibre sans cesse bousculé en se retenant aux parois, le maître d’équipage avait pris d’instinct la posture souple des gens de mer pour absorber le roulis en pliant un genou puis l’autre. Oscillant sur ses jambes écartées, il leur expliqua en quelques mots quel processus cumulatif avait alimenté de proche en proche cette pagaille générale.
— Le bateau est partagé en un grand nombre de quartiers grands ou petits. En gros, depuis les soutes aux câbles d’ancres sous la flottaison à l’avant, jusqu’au sommet de la dunette à la poupe, les places sont d’autant plus prestigieuses que tu montes de pont en pont et que tu vas de l’avant vers l’arrière. Les appartements du capitaine-major et du capitaine occupent l’extrême arrière de la dunette, deux étages au-dessus de nous. Le pilote, le second pilote et moi-même logeons un pont en dessous, près de nos occupations à la mer. Les autres chambres du gaillard sont réparties entre les officiers, les hauts fonctionnaires, l’entourage du capitaine-major et les personnalités comme le principal des Augustiniens de Goa.
— Et nous !
— Et vous, les Français. Je me demande d’ailleurs comment vous êtes arrivés dans la suite du vice-roi. À titre exceptionnel six passagères nobles y sont aussi mises à l’abri.
Jean coupa la parole à François, le laissant la bouche ouverte alors qu’il allait demander où nichait la titulaire des yeux verts.
— Je comprends bien que l’attribution des logements est un difficile compromis entre les exigences des postulants et la réalité volumétrique d’une nef surpeuplée.
— C’est évident mais les passagers de marque comprennent rarement aussi vite que toi.
La place était une affaire majeure sur toutes les nefs des Indes, même à l’aller quand elle partait à vide. Les logements avaient été concédés au nom du roi selon les règlements de la Casa da India, en tenant compte des interventions supérieures. Le plan d’hébergement avait été arrêté longtemps à l’avance. Hors des logements prestigieux de l’arrière, les canonniers, les soldats et les religieux dont une quarantaine de franciscains gîtaient à l’entrepont sous le tillac et l’équipage sous le gaillard d’avant. Le petit peuple occupait le premier pont où les sœurs, les orphelines et les femmes avaient un quartier réservé sur l’avant. Elles allaient cohabiter quelques temps avec les veaux, les moutons, les chèvres et les brebis pour la viande et le lait de la table du vice-roi, les poules et les pintades, les bœufs et les cochons qui, n’étant pas destinés à faire souche en Inde, ne franchiraient vraisemblablement pas l’équateur. Ces bestiaux affolés dont on entendait les protestations n’avaient pas compris pourquoi on les poussait à coups de
Weitere Kostenlose Bücher