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L'arbre de nuit

L'arbre de nuit

Titel: L'arbre de nuit Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: François Bellec
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passé chaotique devait une tolérance amicale à sa pratique courante des traversées et à un incommensurable amour des hommes. Son seul bien apparent, hormis un manteau gris de toute saison et de toute demi-saison usé jusqu’à la trame, était un exemplaire des Lusiades de Luis de Camões délabré par trente-six années de consultation quotidienne au soleil, au vent ou sous la pluie. La seule occupation connue de cet ami de l’homme, quand il ne se rendait pas utile à ses proches, était d’en déclamer des extraits édifiants. Il vivait en mer une manière de sacerdoce laïque et masochiste, soucieux, quand il arrivait au terme du voyage, de négocier aussitôt le suivant.
    Le philanthrope glissa sa tête entre leurs rideaux disjoints. Sa barbe blanche rendait plus nue sa calvitie.
    — Bonjour. Je m’appelle Carvalho. Sebastião de Carvalho. Nous sommes voisins et cela va durer quelque temps. Puis-je entrer ?
    Sans attendre d’invitation formelle, il franchit la paroi en enjambant le coffre de François, s’assit dessus et engagea une manière de monologue. Il avait installé soigneusement son livre compagnon à côté de lui, comme s’il allait participer à la conversation. Les égratignures des menus incidents de la vie avaient gravé la couverture de cuir comme le font les scarifications rituelles de certains peuples africains.
    — C’est ma septième traversée. J’ai survécu aux six premières. J’ai donc échappé aux statistiques de mortalité qui auraient déjà jeté deux fois mon corps par-dessus bord. Dans mon âge viril, j’ai participé à l’expédition punitive de dom João da Costa contre le samorin de Calicut dont l’armée avait pris Chale par surprise. J’en ai rapporté une claudication au niveau du genou gauche. Comme Fernão de Magalhães, que vous vous obstinez à appeler Magellan au-delà des Pyrénées. J’y ai aussi laissé mon œil droit comme Camões.
    Il souleva le bandeau beige ou sale qui masquait son orbite et ricana gentiment, sans rancune.
    — Comme l’un et l’autre, je n’ai gagné aucune reconnaissance. J’ai eu en réalité une formidable chance.
    — L’ingratitude suffirait-elle à ton bonheur ?
    — Si tu ne le sais pas déjà par la médisance publique, j’ai coiffé quelque temps le capuchon des franciscains. Après mes humanités à Coimbra, un appel impérieux m’avait poussé vers la prédication de l’Évangile.
    Sebastião était profès depuis déjà trois ans quand était parue chez l’éditeur Antonio Gonçalves l’édition originale des Lusiades. Il avait dévoré d’une traite ce chef-d’œuvre. L’orgueil de la conquête des Indes l’avait empli d’une énergie mystique, comme une révélation divine. La vie monastique ne pouvant être un engagement suffisant au service de la Lusitanie, son devoir était aux Indes, une épée à la main.
    — Dieu se serait trompé sur ta vocation ?
    — C’est moi qui avais mal interprété son appel. J’ai quitté le monastère et je me suis enrôlé pour les Indes. Je suis arrivé à Goa juste au moment où l’armée partait porter la guerre au sud.
    — Tu y as été blessé grièvement. Cela aurait mérité récompense il me semble.
    — L’explosion accidentelle d’une de nos couleuvrines sous les murs de Calicut m’a rendu borgne et boiteux. Je ne suis pas un héros.
    Pendant qu’il soignait ses blessures physiques et morales de religieux défroqué et de soldat réformé, un rêve lui avait appris que son destin était en réalité de soutenir les passagers des caraques des Indes en leur administrant comme un viatique les accents homériques des Lusiades . Jean avoua ne pas être très familier de ce texte obscur, et Sebastião admit que son livre culte était d’un abord assez difficile si l’on n’avait pas le goût des humanités ni de la poésie. Il dépassait donc sensiblement le niveau intellectuel de son auditoire.
    — J’agrémente mes lectures de commentaires personnels pour rendre le texte plus compréhensible. Vous apprécierez Camões.
    — C’est très improbable.
    — Si, si. J’ai tout le temps de vous faire aimer ses vers. Il est le ciment qui lie le destin personnel de chaque passager pour construire l’empire du Portugal. Chaque tesselle d’une mosaïque ignore sa cohérence. Non ? Bon voyage en tout cas. Vous pouvez être tranquilles. Les bateaux sur lesquels je navigue bénéficient d’une bienveillance spéciale du ciel.
    Il

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