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L'arbre de nuit

L'arbre de nuit

Titel: L'arbre de nuit Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: François Bellec
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confirmes, maître Bastião ?
    — Moi, j’ai passé l’âge de cette singerie. En tout cas, certains marins sont d’autant plus prompts à vendre leur paillasse, qu’ils ont adopté ce couchage peu encombrant que l’on peut accrocher n’importe où – il leva un index d’attention – et que la vermine ne peut coloniser.

    À peine appareillée, Nossa Senhora do Monte do Carmo était déjà morcelée et soumise à des transactions. Le moindre espace avait un propriétaire, déclaré tel en tout cas. Son prix établi avant le départ d’après le cours habituel avait été ajusté dans les premières heures des embarquements pour tenir compte des occupations abusives des grands et des disponibilités financières de la clientèle courante. Il serait sans cesse réévalué, disputé, acheté, vendu, racheté et revendu tout au long de la traversée selon les saisons chaudes ou froides, sèches ou trempées. Chaque décès libérant un morceau de pont en friche, la caraque serait un marché foncier animé. Il atteindrait des sommets vertigineux au retour, quand les épices auraient alors priorité sur les hommes.

    Traînés par quatre gamins à tout faire, leurs coffres vinrent consolider et assujettir l’angle mou de leur territoire, qui entendait flotter au vent plutôt que protéger leur intimité. En raison de la transparence des frontières de leur royaume, Jean jugea préférable de confier son coffre à drogues à la garde du sergent. La belle ordonnance des cordages si bien rangés pour l’appareillage n’avait pas survécu à la première heure de mer. Le pont et le gaillard d’avant prenaient sous leurs yeux l’allure d’une foire de gros bourg ou d’un congrès de bohémiens. Dans l’anarchie générale, certains matelots n’avaient pas hésité à occuper voire à louer sous le manteau des emplacements gagnés dans les soutes. Ils étaient occupés à les débarrasser de leur matériel, entassant sans vergogne voiles et agrès sur le tillac. Un arrangement tacite de non-ingérence réciproque faisait fermer les yeux des maîtres sur les abus coutumiers des subalternes placés sous leur autorité.
    Plus d’une centaine d’hommes avaient commencé à ériger dans ce désordre des tentes et des ranchos, des cahutes plus élaborées recouvertes de cuirs de bœufs. Les grumètes dont le refuge affecté était au pied du grand mât déployaient des peaux de vache et des toiles huilées qui les abriteraient entre deux corvées dures ou nauséabondes, quand ils ne seraient pas assujettis à des postes de veille aux écoutes ou ailleurs.Ces adolescents maigrelets et souffre-douleur seraient corvéables à toute heure aux ordres hurlés par le gardien.
    — Tu vois ? Notre équipage se débrouille très bien pour s’installer.
    — Mais comment pourra-t-on manœuvrer le navire dans ce chantier ?
    — Manœuvrer quoi ? C’est fini pour plusieurs mois. On réglera un peu les voiles de temps en temps. On démontera les ranchos avant de mouiller à Goa. D’ici là, ils ne dérangent pas vraiment.
    Un passager perdu traversa le tillac, traînant ses hardes et poussant sa malle comme un bousier roulant sa boulette de crottin. Le roulis le précipitait brusquement en avant jusqu’à partir en courant ou l’arrêtait au contraire dans son effort. Il trébuchait, furieux et vindicatif, sur des corps affalés dans leurs vomissures. La scène avait le caractère ingénieux, pitoyable et drôle du quotidien des insectes.
    Le premier crépuscule nauséeux des voyages en mer plongea la caraque dans une léthargie initiatique propre à souder la communauté temporaire qu’elle emportait à la grâce de Dieu. Les quelques femmes installées là comme des corps étrangers aux propriétés plutôt maléfiques géreraient toutes seules leurs états d’âme et leurs vapeurs. Le bruit courait que des capitaines ayant découvert des passagères clandestines les auraient abandonnées sur la première terre rencontrée. Ceux qui rapportaient ces histoires ignoraient si ces îles étaient habitées ou désertes.

Jean et François avaient pour voisin immédiat un sexagénaire borgne que les matelots évoquaient généralement en se frappant le front de l’index. L’illuminé occupait un espace prismatique minimal compris entre la cloison du gaillard d’arrière, le pont et une toile tendue de l’un à l’autre par quelques clous plantés dans le bois de la caraque. Selon maître Bastião, l’homme au

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