L'arc de triomphe
heures plus tard, Ravic était assis à la Cloche d’Or. L’endroit était presque vide. Quelques filles au bar jasaient comme des perruches. Ici et là, des vendeurs de prétendue cocaïne attendaient les touristes. Dans la pièce du haut, quelques couples dégustaient une soupe à l’oignon. Dans un coin, sur un canapé, deux lesbiennes chuchotaient en sirotant du cherry brandy. L’une d’elles portait un tailleur et arborait cravate et monocle, tandis que l’autre était une femme à la poitrine forte et à la chevelure rouge, vêtue d’une robe brillante et décolletée.
« Quel idiot je suis, pensait Ravic. Pourquoi ne suis-je pas allé au Schéhérazade ? De quoi ai-je peur ? Pourquoi fuir ? Mon amour a grandi, je le sais. Ces trois mois ne l’ont pas détruit ; ils l’ont rendu plus tenace. Pourquoi chercher à me faire illusion ? C’est la seule chose qui soit demeurée en moi pendant tout ce chassé-croisé à travers les frontières, pendant les jours d’attente dans des réduits secrets, pendant la solitude lancinante des nuits hostiles et sans étoiles. L’absence l’a rendu plus fort que tout ce qu’elle eût pu faire, et maintenant… »
Un cri étouffé le tira de sa rêverie. Quelques femmes étaient entrées sans qu’il s’en aperçût. L’une d’elles, une négresse au teint plutôt clair, évidemment ivre, son chapeau à fleurs rejeté sur la nuque, lança loin d’elle un couteau de table, et descendit posément l’escalier, en vomissant un flot d’injures dans la direction des lesbiennes. Personne ne l’arrêta. Un garçon s’engagea dans l’escalier, mais une femme lui barra le chemin.
« Il n’est rien arrivé, disait-elle. Il n’est rien arrivé. »
Le garçon haussa les épaules et s’en retourna.
Ravic vit la femme aux cheveux rouges se lever, tandis que celle qui empêchait le garçon de monter se rendait rapidement au bar. La rousse se tenait immobile, la main pressée sur sa forte poitrine. Elle ouvrit avec précaution deux doigts, et regarda. Sa robe avait une longue déchirure par où on pouvait apercevoir la blessure ouverte. On ne voyait pas la chair, seulement la blessure ouverte au milieu du tissu vert chatoyant. La rousse contemplait sa blessure d’un air incrédule.
Ravic eut un mouvement involontaire. Mais il se ressaisit et se rassit. Une expulsion suffisait. Il vit la femme au tailleur attirer de nouveau la rousse sur le canapé, tandis que la seconde revenait du bar avec un verre de cognac. La femme au tailleur s’agenouilla sur la banquette et mit une main sur la bouche de la rousse, tandis que de l’autre elle arrachait les doigts crispés sur la blessure. La seconde femme versa aussitôt le contenu du verre sur la plaie. Une façon primitive de désinfecter, pensa Ravic. La rousse gémit et se mit à remuer convulsivement, mais l’autre la maintenait d’une étreinte de fer. Deux autres femmes se tenaient debout, de manière à dérober la table à la vue. Tout se fit avec rapidité et sans heurt, en éveillant le minimum d’attention. Une minute plus tard, un groupe formé d’homosexuels et de lesbiennes pénétrait dans la place, comme si un télégraphe magique les eût appelés. Ils entourèrent la table du coin. Deux autres soulevèrent la rousse et la maintinrent debout, tandis que les autres, riant et bavardant, formaient un écran opaque. Ils quittèrent tous le restaurant, comme si rien ne se fût passé. C’est à peine si quelques clients se rendirent vaguement compte qu’un accident était arrivé.
« Bien organisé, n’est-ce pas ? » observa quelqu’un derrière Ravic.
C’était le garçon.
Ravic fit signe que oui et demanda :
« Que s’est-il passé ?
– Une scène de jalousie, je suppose. Ces invertis ont le caractère bouillant.
– Comment se fait-il que tous les autres aient rappliqué aussi vite ? On aurait cru qu’ils avaient été avertis par télépathie.
– Ils sentent ces choses-là, monsieur, répondit le garçon.
– J’imagine que l’une d’elles a téléphoné.
Mais tout s’est fait avec une rapidité remarquable.
– Ils le sentent, monsieur, et ils se tiennent entre eux comme la mort et le diable. Ils ne se vendent jamais. Pas de police – c’est tout ce qu’ils demandent. Ils s’arrangent entre eux. »
Le garçon enleva le verre de Ravic et demanda :
« Un autre ? Que buvait monsieur ?
– Du calvados.
– -Bien, monsieur, un autre
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