L'arc de triomphe
l’infirmière de nuit. Elle venait d’arriver.
« Le patient du douze est mort, lui dit-il. Il est mort il y a une demi-heure. Inutile de veiller. »
Puis, voyant son visage :
« Vous avait-t-il donné quelque chose ?
– Non, dit-elle avec hésitation. Il était très froid. Il n’a presque pas parlé pendant les derniers jours.
– Non, en effet. »
Elle le regarda avec l’air d’une femme pratique, et dit :
« Il avait un superbe nécessaire de toilette. Tout en argent. D’ailleurs trop joli pour un homme. Plutôt fait pour une femme.
– Lui en avez-vous fait la remarque ?
– Nous en avons parlé une fois. Mardi soir, exactement. Il était plus calme ce soir-là. Mais il a dit que l’argent convenait très bien à un homme. Et les brosses étaient excellentes. Il était impossible d’en trouver de semblables aujourd’hui. En dehors de cela, il n’a presque pas parlé.
– Le nécessaire va aller à l’État, maintenant. Il n’avait aucun parent. »
L’infirmière hocha la tête.
« C’est vraiment dommage ! Il va noircir. Et les brosses vont s’abîmer. Elles devraient être lavées.
– Oui, c’est dommage, acquiesça Ravic. Il eût mieux valu qu’il vous les donnât. De cette façon au moins, quelqu’un en eût profité. » Elle lui sourit avec reconnaissance. « Ça ne fait rien. Je n’attendais rien. Les mourants donnent rarement quoi que ce soit. Seulement ceux qui guérissent. Les mourants ne veulent pas croire qu’ils doivent mourir. C’est pour cela qu’ils ne le font pas. Avec d’autres, c’est par méchanceté. Vous ne sauriez croire, docteur, à quel point les mourants peuvent être méchants ! Et quelles choses ils disent parfois avant de mourir ! »
Son visage enfantin et rosé était empreint de franchise. Elle ne prêtait pas la moindre attention à ce qui se passait autour d’elle, à moins que son petit univers n’en fût affecté. Les mourants étaient des enfants méchants, ou alors sans défense. On prenait soin d’eux jusqu’au dernier moment ; après quoi il en arrivait d’autres, parmi lesquels certains guérissaient et étaient reconnaissants, et certains autres mouraient. C’était comme cela. Il n’y avait pas de quoi s’en faire. La baisse des prix au Bon-Marché, ou les noces du cousin Jean et d’Anne Couturier, avaient bien plus d’importance.
« Et c’était juste, pensait Ravic. Qu’est-ce qui pouvait être plus important que le cercle restreint qui nous isole du chaos ? Où serait-on, sans cette protection ? »
Il était assis à la terrasse du Triomphe. La nuit était pâle et nuageuse. Il faisait chaud, et des éclairs silencieux zébraient de temps en temps le ciel. La foule semblait plus dense sur les trottoirs. Une femme au chapeau de satin bleu vint s’asseoir à sa table.
« Tu m’offres un vermouth ? demanda-t-elle.
– Oui. Mais laisse-moi. J’attends quelqu’un.
– On peut attendre ensemble.
– Vaut mieux pas. J’attends la femme-lutteur du Palais des Sports. »
La femme sourit. Le visage disparaissait sous une couche de fard, si épaisse que le sourire n’apparaissait que sur les lèvres. Tout le reste n’était qu’un masque blanc.
« Viens avec moi, dit-elle. J’ai un chic appartement. Et on ne s’embêtera pas. »
Ravic secoua négativement la tête, et mit sur la table un billet de cinq francs.
« Tiens. Adieu et bonne chance. »
La femme prit le billet, le plia et le glissa sous sa jarretière.
« T’as le cafard ? dit-elle.
– Non.
– Je suis bonne pour le cafard. Et j’ai une gentille petite amie. Jeune. »
Elle ajouta après une seconde de pause :
« Des seins comme la tour Eiffel.
– Une autre fois.
– Comme tu voudras. »
La femme se leva et alla s’asseoir à quelques tables plus loin. Elle continua à le regarder de temps à autre, puis elle acheta un journal de sports et se plongea dans le résultat des courses. Ravic demeurait les yeux fixés sur la foule grouillante qui passait. À l’intérieur, un orchestre jouait des valses viennoises. Les éclairs se multipliaient. À la table voisine, un groupe d’invertis, bruyants et coquets, jacassaient comme des perruches. Ils portaient la barbe, selon la dernière mode, et des vestes trop larges aux épaules et trop serrées à la taille.
Une fille s’arrêta à la table de Ravic et le regarda. Il lui sembla vaguement qu’il la reconnaissait. Mais tant de
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