L'arc de triomphe
rebord de la table, et en enfoncer les éclats pointus dans les yeux de Haake. Il prit le verre avec précaution, et lentement, il le visa, puis le reposa sur la nappe.
« Que buvez-vous ? demanda Haake.
– Du Pernod. Un substitut de l’absinthe.
– Ah ! L’absinthe. Le breuvage qui rend les Français impuissants, n’est-ce pas ? »
Haake sourit.
« Je vous demande pardon ! Je n’ai pas voulu insinuer.
– Il est interdit de boire de l’absinthe, dit Ravic. Le substitut est parfaitement inoffensif. On dit que l’absinthe rend stérile, mais pas impuissant. C’est pour cela qu’elle est interdite. Ceci est de l’ anisette. Un goût d’eau de réglisse. »
Il était donc capable de répondre, facilement, sans effort. La tempête demeurait confinée aux profondeurs de son être. La surface demeurait calme.
« Vous vivez ici ? demanda Haake.
– Oui.
– Depuis longtemps ?
– Depuis toujours.
– Je comprends, fit Haake. Un Allemand étranger. Né ici, j’imagine ? »
Ravic fit signe que oui. Haake aspira une gorgée de fine.
« Parmi nos meilleurs hommes, nous avons des Allemands nés à l’étranger. Le bras droit de notre Führer est né en Égypte, Rosenberg en Russie, Darré vient d’Argentine. Ce sont les convictions politiques qui importent, ne trouvez-vous pas ?
– Uniquement, dit Ravic.
– C’est bien ce que je croyais… »
La face de Haake rayonnait de satisfaction. Il se pencha légèrement en avant ; et Ravic eut l’impression qu’il faisait claquer ses talons sous la table.
« À propos, permettez-moi de me présenter… von Haake.
– Horn, dit Ravic. C’était un de ses anciens pseudonymes.
– Von Horn ? questionna Haake.
– Oui. »
Haake devint plus intime. Il était avec un homme de sa classe.
« Vous devez connaître Paris à fond, j’imagine.
– Assez bien.
– Je ne veux pas dire les musées. »
Haake sourit en homme du monde.
« Je vois ce que vous voulez dire. »
« Le surhomme aryen aimerait faire une petite débauche, mais il ne sait où aller, pensa Ravic. Si je pouvais l’entraîner dans quelque coin perdu, un bistrot désert, un bordel dans les faubourgs… » Il se creusait la tête. Un endroit où il ne risquerait pas d’avoir des difficultés.
« Il y a des quantités de choses intéressantes à voir, je suppose, dit Haake.
– Il n’y a pas longtemps que vous êtes à Paris ?
– Je viens toutes les deux semaines pour deux ou trois jours. Une sorte de contrôle, si vous voulez. Fort important, du reste. Nous avons établi pas mal de choses ici au cours de la dernière année. Tout marche à merveille. Je ne suis autorisé à rien dire, mais… »
Haake eut un gros rire…
« On peut tout acheter ici. Un peuple corrompu. Nous savons tout ce que nous voulons savoir. Nous n’avons même pas à nous mettre en quête d’informations. Ils nous les apportent d’eux-mêmes. La trahison devenue une forme de patriotisme. C’est le système des partis. Chaque parti trahit les autres et le pays en même temps pour son propre intérêt. Nous en profitons. Nous avons beaucoup d’amis ici, qui partagent nos convictions politiques. Même dans les cercles les plus en vue. » Il souleva son verre et, le trouvant vide, le reposa. « Ils ne s’arment même pas. Ils se figurent que nous n’exigerons rien d’eux s’ils ne sont pas armés. Si vous connaissiez le nombre de leurs avions et de leurs tanks, ces candidats au suicide vous feraient mourir de rire. »
Ravic l’écoutait. Il ne perdait pas un mot, et cependant, tout tournait autour de lui, comme s’il eût été sur le point de s’éveiller d’un rêve. Les tables, les garçons, tout le brouhaha heureux de la soirée, les files de voitures reluisantes, la lune au-dessus des maisons, les enseignes multicolores aux devantures ; et, assis devant lui, le meurtrier bavard qui avait brisé son existence.
Deux femmes en tailleur passèrent tout près d’eux. Elles sourirent à Ravic. C’étaient Yvette et Marthe, de l’Osiris. Elles avaient leur jour de congé.
« Chic, Donnerwetter ! » s’exclama Haake.
« Une rue écartée, songeait Ravic. Une voie étroite et perdue… si je pouvais l’y entraîner. Ou bien au Bois. »
« Ce sont deux filles qui vivent de l’amour », expliqua-t-il.
Haake les suivit du regard.
« Elles sont très belles. Les gens d’ici sont des connaisseurs, n’est-ce
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