L'arc de triomphe
Ravic. Du mauvais mélodrame. » Puis tout haut :
« C’est entendu. Je te remercie, Boris.
– Je voudrais pouvoir t’accompagner.
– Ce genre de chose, il faut le faire seul.
– Viens chez moi et éveille-moi, si je ne suis pas au Schéhérazade.
– Je viendrai de toute façon. Qu’il se produise quelque chose ou non.
– Parfait. Au revoir, Ravic.
– Au revoir, Boris. »
Ravic referma la porte derrière Morosow. La pièce fut subitement trop calme. Il s’assit sur un coin du canapé. Il examina les tentures. Du tissu bleu, avec une bordure. Il était arrivé en deux jours à les connaître mieux que d’autres qu’il avait vues pendant des années. Il connaissait les miroirs, les tapis gris sur le plancher, avec la tache sombre près de la fenêtre. Il connaissait chaque objet si exactement que l’écœurement le prenait. Seul le téléphone lui demeurait complètement inconnu.
CHAPITRE XXIX
L A Talbot était dans la rue de Berri entre une Renault et une Mercédès, celle-ci neuve et portant des plaques d’immatriculation italiennes. Ravic manœuvra pour se dégager. Dans son impatience, il ne fit pas attention, et le pare-chocs de la Talbot érafla le pare-boue arrière de la Mercédès. Il se mit à rouler sur le boulevard Haussmann.
Il conduisait très vite. La sensation du volant dans ses mains lui était agréable. Elle l’empêchait de sentir l’affreuse déception qui pesait au creux de son estomac comme un bloc de ciment.
Il était quatre heures du matin. Il avait eu l’intention d’attendre plus longtemps. Mais soudain, tous ses préparatifs lui étaient apparus comme vides de sens. Haake avait sûrement oublié l’épisode de l’autre soir. Ou peut-être n’était-il même pas revenu à Paris. En ce moment, ils avaient beaucoup à faire là-bas.
Morosow était devant la porte du Schéhérazade. Ravic arrêta la voiture dans une rue voisine et revint à pied. Morosow l’interrogea :
« As-tu reçu mon message ?
– Non.
– Je t’ai téléphoné il y a cinq minutes. Un groupe d’Allemands est à l’intérieur. Quatre hommes. Et l’un d’eux me paraît ressembler à…
– Où ?
– Tout près de l’orchestre. C’est la seule table où il y ait quatre hommes. Tu peux la voir de la porte.
– C’est bien.
– Installe-toi à la petite table près de l’entrée. Je l’ai fait garder pour toi.
– Merci, Boris. »
Ravic s’arrêta sur la porte. La salle était sombre. Le réflecteur illuminait la piste de danse, où se tenait une chanteuse vêtue d’une robe de lamé argent. Le mince cône. lumineux était si intense qu’on ne pouvait rien voir au-delà. Ravic examina la table près de l’orchestre. Il ne pouvait rien distinguer. Le faisceau lumineux l’en empêchait.
Il s’assit. Un garçon lui apporta une carafe de vodka. L’orchestre semblait traîner. Les mélodies tourbillonnaient doucement, avec une lenteur désespérante : J’attendrai. J’attendrai.
La chanteuse s’inclina. Des applaudissements fusèrent. Ravic se pencha en avant. Il attendait qu’on éteignît le réflecteur. La chanteuse fit signe à l’orchestre. Le violoniste tzigane se leva, tandis que les cymbalums, en pianissimo, lançaient un tintement ouaté. Un autre morceau, La Chapelle au clair de lune. Ravic fermait les yeux. L’attente devenait insupportable.
Il se redressa longtemps avant la fin de la chanson. Le réflecteur s’éteignit. Les lampes de tables se rallumèrent. Il ne vit d’abord que des contours indistincts. Il ferma les yeux un moment, puis il les rouvrit. Il découvrit tout de suite la table dont Morosow avait parlé.
Lentement, il se pencha pour regarder. Aucun des hommes n’était Haake. Il demeura longtemps immobile. Il se sentait soudain terriblement fatigué. La fatigue était centralisée derrière ses yeux. Elle l’engloutissait sous des vagues intermittentes et inégales. La musique, l’éclat des voix, tous les bruits en sourdine, l’enveloppaient comme dans un voile. C’était comme un kaléidoscope de sommeil, une douce hypnose, s’emparant des cellules du cerveau, des pensées éparses, et même de la veillée torturante.
À un moment, il aperçut Jeanne, dans la demi-pénombre où évoluaient les danseurs. Son visage ouvert et avide était renver sé en arrière, sa tête tout près d’une épaule d’homme. Il ne se sentit pas blessé. Rien n’est plus étranger qu’une
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