L'arc de triomphe
personne qu’on a aimée, songea-t-il avec lassitude. Lorsqu’était rompu le cordon ombilical mystérieux entre l’imagination et son objet, des éclairs pouvaient encore surgir entre les deux, il pouvait exister encore une fluorescence, comme la lumière d’étoiles fantomatiques ; mais c’était de la lumière morte. Cela pouvait encore exister, cela ne pouvait plus enflammer. Il appuya sa tête contre le dossier de la banquette. L ’instant d’intimité au-dessus des abîmes. La nuit des sexes avec leurs doux noms. Des fleurs brillantes comme des étoiles sur un marécage qui engloutit ceux qui vont les cueillir.
Il se redressa. Il s’endormirait s’il restait ici une seconde de plus. Il appela le garçon.
« L’addition, s’il vous plaît.
– Il n’y a rien à payer, monsieur.
– Comment cela ?
– Vous n’avez rien bu, monsieur.
– C’est vrai. »
Il tendit un pourboire au garçon et sortit.
« Non ? questionna Morosow.
– Non. »
Morosow le regarda.
« J’abandonne, dit Ravic. Je ne veux plus jouer ce jeu maudit. Depuis cinq jours, maintenant, j’attends. Haake m’a dit qu’il ne reste jamais plus de deux ou trois jours à Paris. Il est donc reparti, si toutefois il est venu.
– Va te coucher, dit Morosow.
– Je ne peux pas dormir. Je retourne au Prince-de-Galles, prendre ma valise et c’est fini.
– Parfait, dit Morosow. Je t’y retrouverai demain à midi.
– Où ?
– Au Prince-de-Galles. »
Ravic leva les yeux sur son ami.
« Oui. Tu as raison. Je dis des bêtises.
– Attends demain soir.
– C’est-cela. Je verrai. Bonsoir, Boris.
– Bonsoir, Ravic. »
Ravic passa devant l’Osiris. Il arrêta sa voiture dans la rue voisine. L’idée de rentrer dans sa chambre de l’International lui donnait la nausée. Ici, il parviendrait peut-être à dormir quelques heures. C’était lundi. Un jour calme pour les maisons de passe. Le portier était déjà parti. Il n’y aurait vraisemblablement plus personne.
Rolande était près de la porte, surveillant la grande salle. Le phonographe faisait un tapage infernal dans la pièce presque vide.
« Pas grand monde ce soir ? demanda Ravic.
– Personne. Seulement ce crampon, là-bas. Voluptueux comme un satyre. Mais il refuse de monter avec une fille. Tu connais le genre. Il voudrait bien, mais il a peur. Encore un Allemand. Enfin, il a payé, ça ne peut plus durer très longtemps. »
Ravic lança du côté de la table un regard indifférent. L’homme lui tournait le dos. Il était avec deux filles. Comme il se penchait vers l’une d’elles, lui prenant les seins à pleines mains, Ravic vit son visage. C’était Haake.
Comme dans un épais brouillard, il entendit Rolande parler. Il ne parvenait pas à saisir ce qu’elle disait. Il se rendit compte seulement qu’il s’était reculé et qu’il était près de la porte, dans un coin d’où il pouvait, sans être vu, apercevoir la table. La voix de Rolande sortit enfin du brouillard.
« Tu veux du cognac ? »
Le beuglement du phonographe. Et le spasme du diaphragme. Ravic enfonça ses ongles dans ses paumes. Il ne fallait à aucun prix que Haake le vît ici. Il ne fallait pas non plus que Rolande s’aperçût qu’il le connaissait.
« Non, s’entendit-il dire. J’ai suffisamment bu. Un Allemand, dis-tu ? Sais-tu qui c’est ?
– Aucune idée, dit Rolande en haussant les épaules. Pour moi, ils sont tous pareils. Je crois que celui-ci n’est jamais venu avant. Tu es sûr que tu ne veux rien ? "
– Non. Je suis venu tout simplement faire un tour… »
Il sentit que Rolande le regardait et il s’efforça d’être calme.
« Et puis, je voulais vérifier la date de ta fête d’adieu. Est-ce jeudi ou vendredi ?
– Jeudi, Ravic. Tu viendras ?
– J’y serai. C’est tout ce que je voulais savoir. Je m’en vais. Bonsoir.
– Bonsoir, Ravic. »
La nuit claire lui semblait soudain remplie de clameurs et de tempêtes. Plus de maisons… Un désert de pierres, une jungle de fenêtres. Et soudain, l’alerte, une voiture de police qui passe lentement, le long de la rue déserte. La voiture, un abri pour n’être pas vu, une embuscade pour attendre l’ennemi.
L’abattre quand il sortirait ? Ravic sonda du regard la rue. Quelques voitures, des lumières jaunes, des chats errants. Au loin, sous un réverbère, une forme qui semblait être celle d’un agent. Le numéro de ses
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