L'arc de triomphe
j’veux pas l’hôpital !
– Il faut y aller pour commencer. Impossible de faire autrement. »
Elle regardait Ravic d’un air suppliant. Toutes les filles redoutaient l’hôpital, car la surveillance y était très stricte. Mais c’était le seul moyen. Laissée à elle-même, elle sortirait en cachette au bout de quelques jours, et, malgré toutes ses promesses, elle racolerait des hommes pour se faire un peu d’argent, sans souci des conséquences.
« Madame paiera les frais, dit Ravic.
– Mais moi ! Six semaines sans travailler ! Et je viens de m’acheter un renard argenté à tempérament ! Je pourrai pas payer, et je perdrai tout ! »
Elle se mit à sangloter.
« Viens, Marthe, dit Rolande.
– Et vous me reprendrez pas ! Je le sais bien ! »
Elle sanglotait encore plus fort.
« Nous te reprendrons. Les clients t’aiment bien.
– C’est bien vrai ?
– Bien sûr. Allez, viens maintenant. »
Marthe sortit avec Rolande. Ravic la suivit du regard. Marthe ne reviendrait pas. Madame était trop prudente pour jamais la reprendre. À la sortie de l’hôpital, elle irait dans les bouges de la rue Blondel. Et puis ce serait la rue. La coco, l’hôpital, un étalage de fleurs ou de cigarettes. Ou encore, si elle avait de la chance, elle tomberait entre les mains de quelque souteneur qui la battrait, l’exploiterait et finirait un beau jour par la plaquer.
La salle à manger de l’hôtel International se trouvait au sous-sol. Les clients l’avaient surnommée la Catacombe. Pendant la journée, les fenêtres basses, aux carreaux presque opaques, laissaient pénétrer une lumière douteuse. En hiver, les lampes restaient allumées tout le jour. La pièce servait à de nombreux usages. Elle était à la fois la librairie, le fumoir, la salle de réunions, et le refuge des émigrants sans papiers. En cas d’une descente de police, ceux-ci pouvaient traverser la cour, gagner le garage, et disparaître dans la rue voisine.
Ravic était assis avec Boris Morosow, le portier d’une boîte de nuit, le Schéhérazade. Ils se trouvaient dans la partie de la salle que la patronne de l’International appelait le Salon des Palmes. Sur une table boiteuse, dans un vase de terre cuite, un palmier rabougri et solitaire se dressait mélancolique. Morosow était un réfugié de l’autre guerre et vivait à Paris depuis quinze ans. Il était de ces rares Russes blancs qui ne se targuent pas d’avoir servi dans la garde du tsar et ne parlent pas de leurs nobles ancêtres.
Ils faisaient une partie d’échecs. La Catacombe était vide, à l’exception d’une table bruyante. Morosow s’impatientait.
« Peux-tu m’expliquer, Ravic, pourquoi ces gens ont besoin de faire tant de tapage ? Ils n’ont pas envie de dormir ?
– Je ne connais rien de leurs habitudes, dit Ravic en riant. C’est la section fasciste de l’hôtel. L’Espagne…
– L’Espagne ? Tu y as été…
– Comme médecin, oui. Mais j’étais de l’autre côté de la barricade. Ceux-là sont des monarchistes qui sont plus que colorés de fascisme. Ce sont les restes. Les autres sont retournés depuis longtemps. Ceux que tu vois là n’ont pas encore pu se décider. J’imagine que pour eux Franco n’est pas assez sang bleu. Naturellement, le massacre des Espagnols par les Maures les laisse absolument froids. »
Ravic avança un de ses pions. Ils jouèrent rapidement les premiers coups. Puis le jeu devint plus lent. Morosow dit, un peu rêveur :
« Il y a une variante d’Alekhine… »
Ravic s’aperçut qu’un des Espagnols venait vers eux. Il s’arrêta devant la table, et Morosow le fixa d’un air peu engageant. L’Espagnol était incapable de se tenir sur ses jambes.
« Messieurs, dit-il poliment, le colonel Gomez vous prie de lui faire honneur de boire un verre de vin avec lui.
– Monsieur, répondit Morosow non moins poliment, nous jouons une partie d’échecs pour le championnat du XVIII e arrondissement. Nous remercions le colonel Gomez, mais nous sommes forcés, bien à regret, de décliner son invitation. »
L’Espagnol ne broncha pas. Il se tourna vers Ravic aussi solennellement que s’il s’était trouvé à la cour de Philippe II :
« Vous avez rendu il y a quelque temps un service amical au colonel Gomez. Il désire, avant son départ, vous manifester sa gratitude en trinquant avec vous.
– Mon ami vient de vous expliquer, répondit Ravic sur le
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