L'arc de triomphe
même ton, que nous devons jouer cette partie aujourd’hui sans faute. Remerciez donc de ma part le colonel Gomez, et dites-lui à quel point je regrette. »
L’Espagnol salua et se retira. Morosow se mit à rire.
« Les émigrés russes étaient exactement comme cela les premières années. Ils se cramponnaient à leurs titres et à leurs usages comme si c’eût été pour eux une question de vie ou de mort. Quel service amical as-tu jamais rendu à cet Hottentot ?
– Oh ! Je lui ai prescrit un laxatif. Les peuples latins ont pour leur digestion le plus grand respect. »
Morosow cligna de l’œil :
« La vieille faiblesse de la démocratie. En pareil cas, un fasciste aurait prescrit une potion d’arsenic à son adversaire politique. »
L’Espagnol revenait vers leur table.
« Mon nom est Navarro, lieutenant, déclara-t-il avec l’ardeur d’un homme qui a trop bu et qui ne s’en rend pas compte. Je suis l’aide de camp du colonel Gomez. Le colonel quitte Paris ce soir. Il se rend en Espagne où il va servir dans la glorieuse armée du généralissime Franco. Il tient à boire avec vous à la liberté de l’Espagne, et à l’armée espagnole.
– Lieutenant Navarro, dit sèchement Ravic, je ne suis pas espagnol.
– Oui, nous le savons. Vous êtes allemand… » Il eut un sourire vaguement complice. « C’est pourquoi le colonel désire boire avec vous. L’Allemagne et l’Espagne sont amies. »
Ravic regarda Morosow. La situation ne manquait pas d’ironie. Morosow ne souriait pas.
. « Lieutenant Navarro, dit-il, je regrette, mais je prétends terminer cette partie avec le docteur Ravic. Les résultats doivent être télégraphiés à New York et à Calcutta.
– Monsieur, répondit l’Espagnol dédaigneusement, nous nous attendions à un refus de votre part. La Russie est l’ennemie de l’Espagne. L’invitation s’adressait au docteur Ravic. Nous étions obligés de vous inviter aussi puisque vous étiez avec lui. »
Morosow mit dans sa large main un cavalier qu’il venait de prendre et dit à Ravic :
« Ne crois-tu pas que cette bouffonnerie a assez duré ?
– Oui, dit Ravic. Je crois, jeune homme, que le plus simple serait que vous retourniez à votre table. Vous avez sans raison insulté le colonel Morosow, qui est un ennemi des Soviets. »
Il se pencha sur l’échiquier sans attendre de réponse. Navarro demeura un instant indécis, puis il retourna à sa table.
« Je ne sais pas si tu as remarqué que je viens de t’élever au rang de colonel, dit Ravic. À ma connaissance tu n’étais qu’un misérable lieutenant-colonel ? Mais je n’aurais pu supporter que tu sois d’un rang inférieur à celui du colonel Gomez.
– Tais-toi, mon vieux. Avec toutes ces interruptions, j’ai raté la variante d’Alekhine. Je crois que mon fou est perdu. » Morosow releva la tête. « Zut ! Voilà un autre qui s’amène. Encore un aide de camp. Quel peuple !
– C’est le colonel Gomez en personne, dit Ravic en se carrant dans son fauteuil. Nous allons assister à une discussion entre deux colonels.
– Elle sera brève, mon ami. »
Le colonel était encore plus solennel que Navarro. Il s’excusa auprès de Morosow de l’erreur de son aide de camp. Les excuses furent acceptées. Gomez les invita ensuite à boire à la santé de Franco en signe de réconciliation. Cette fois, c’est Ravic qui refusa.
« Mais en qualité d’Allemand et d’allié », protesta le colonel un peu décontenancé…
Ravic l’interrompit :
« Restons-en là, colonel Gomez. Buvez à la santé de qui vous voudrez et laissez-moi jouer aux échecs.
– Dans ce cas, vous êtes…
– Il vaut mieux ne pas le dire, intervint Morosow vivement. Vous ne réussirez qu’à vous créer des ennuis. »
Gomez se troubla de plus en plus :
« Mais il me semble que vous, en votre qualité de Russe blanc et d’officier du tsar, vous vous devez d’être contre…
– Je ne me dois rien du tout. Nous sommes vieux jeu, que voulez-vous ? Nos opinions politiques diffèrent, et cependant nous n’avons aucune envie de nous casser la figure. »
Le colonel Gomez finit par comprendre.
« Je vois ce que c’est, dit-il avec mépris. La démocratie décadente…
– Mon ami, dit Morosow, devenant soudain menaçant, foutez-moi le camp ! C’est-ce que vous auriez dû faire depuis des années, du reste ! Vous devriez être en Espagne, en train de vous
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