L'arc de triomphe
d’abord celui-ci ?
– Non. Apportez-m’en un autre. »
Le garçon souleva le verre et le huma.
« Il n’est pas bon ?
– Si, mais j’en veux un autre.
– Bien, monsieur. »
« Je me suis trompé, pensa Ravic. La vitre brouillée m’a empêché de le reconnaître avec certitude. » Il fixa la fenêtre, guettant comme un chasseur à l’affût. Il examina chaque passant… mais, au même moment, se déroulèrent, comme un film, des images nettes et précises surgies du fond de sa mémoire.
Berlin. Un soir d’été en 1933. Les bureaux de la Gestapo. Du sang ; une pièce nue, sans fenêtre ; la lumière crue des lampes électriques ; une table maculée de rouge, avec des courroies de cuir ; la conscience aiguë, après les évanouissements dont on le tirait en le noyant à demi sous un seau d’eau glacée ; ses reins, sauvagement battus jusqu’à l’insensibilité ; devant ses yeux, le visage impuissant et décomposé de Sybil ; deux bourreaux en uniforme la soutenant devant lui ; une face souriante et une voix doucereuse, lui expliquant ce qui arriverait à Sybil s’il n’avouait pas… À Sybil, qui, trois jours plus tard, avait été trouvée pendue.
Le garçon posa le verre sur la table.
« Merci. »
Ravic vida le verre. Il prit une cigarette dans sa poche et l’alluma. Ses mains tremblaient encore. Il jeta l’allumette sur le plancher et commanda une autre consommation. Cette face, cette face souriante qu’il avait cru revoir à l’instant… Non, il s’était sûrement trompé. Il était impossible que Haake fût à Paris. Impossible ! Il essaya de songer à autre chose. À quoi bon continuer à se torturer quand il ne pouvait rien faire. Ce serait le moment de passer à l’action quand tout s’écroulerait là-bas… quand il pourrait y retourner. Jusque-là…
Il appela le garçon et régla l’addition. En chemin, il ne put s’empêcher d’examiner les visages des passants.
Il était assis avec Morosow dans la Catacombe.
« Es-tu certain que c’était lui ? questionnait Morosow.
– Non, mais il lui ressemblait. Une ressemblance maudite. Ou alors, c’est que je ne puis plus me fier à ma mémoire.
– Dommage que tu aies été dans le bistrot. »
Morosow demeura songeur un instant, puis reprit :
« Ça donne un rude coup, hein ?
– Quoi ?
– De ne pas avoir de certitude.
– Des fantômes, dit Ravic. Je me croyais délivré de tout cela.
– On ne l’est jamais. J’ai passé par les mêmes affres. Surtout au début. Pendant les cinq ou six premières années. Il y en a en core trois que je guette, et qui sont en Russie. Ils étaient sept. Quatre sont morts, dont deux fusillés par leur propre parti. J’attends les autres depuis plus de vingt ans. Depuis 1917. Un de ceux qui restent doit avoir soixante-dix ans, maintenant. Les deux autres entre quarante et cinquante. C’est-ceux-là que j’espère avoir. Ils paieront pour ce qui est arrivé à mon père. »
Ravic considéra Boris. Il avait plus de soixante ans, mais c’était un colosse.
« Tu les auras, dit-il.
– Oui. » Morosow ouvrit et referma ses mains énormes. « C’est-ce que j’attends. C’est pour cela que je vis avec prudence, que je bois moins. Ça peut prendre encore du temps. Il faut que je conserve mes forces. Je ne veux pas être obligé de les tuer avec un couteau ou un revolver.
– Moi non plus. »
Ils demeurèrent silencieux un instant, puis Morosow demanda :
« Veux-tu faire une partie d’échecs ?
– Je veux bien, mais je crois que tous les échiquiers sont pris.
– Tiens, là-bas, le professeur vient de terminer. Il a joué contre Levy et, comme d’habitude, a gagné. »
Ravic se leva pour aller chercher l’échiquier et les pièces.
« Vous avez joué tout l’après-midi, maître ?
– Oui, cela me distrait. Les échecs sont un jeu parfait. Aux cartes, il y a la chance et la malchance. C’est ennuyeux. Les échecs, c’est tout un monde. On oublie tout pendant qu’on joue. »
Le professeur s’en alla, suivi de son partenaire Levy.
Ils jouèrent deux parties. Morosow se leva.
« Il faut que je file. Je dois ouvrir les portes à la crème de l’humanité. On ne te voit plus jamais au Schéhérazade. Pourquoi ?
– Je ne sais pas. Aucune raison.
– Pourquoi ne viendrais-tu pas demain soir ?
– Impossible. Je dîne chez Maxim’s.
Morosow sourit.
« Pour un réfugié
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