L'arc de triomphe
était en jeu. Il fallait enterrer les morts et continuer à vivre. C’était nécessaire. Se lamenter était une chose, la vie en était une autre. On n’est pas moins attristé lorsqu’on regarde les faits en face et qu’on les accepte. C’est la seule manière de survivre.
Ravic but son cognac. À la table voisine des consommateurs parlaient toujours de leur gouvernement, de l’Angleterre, de l’Italie, de Chamberlain. Des mots, des mots ! Les autres étaient les seuls qui agissaient. Ils n’étaient pas plus forts, mais plus résolus. Ils n’étaient pas plus braves, ils savaient simplement qu’ils avaient affaire à des adversaires qui ne se battraient pas.
Ravic écrasa sa cigarette. Il jeta un regard autour de lui. Quelle signification tout cela avait-il ? Cette nuit ne lui paraissait-elle pas douce tout à l’heure ? Douce comme un vol de colombes ? Il faut enterrer les morts et continuer à vivre. L’heure est fugitive. Survivre, c’est la seule chose qui importe. Le jour viendrait où on aurait encore besoin de lui. C’est pour ce jour-là qu’il devait se ménager. Il appela le garçon et régla l’addition.
Au Schéhérazade, les lumières étaient tamisées lorsqu’il entra. Les tziganes jouaient, et près de l’orchestre, les réflecteurs illuminaient la table à laquelle Jeanne Madou était assise.
Ravic s’arrêta à la porte. Un garçon s’approcha et prépara une table. Ravic, toujours debout, observait Jeanne Madou.
« De la vodka ? demanda le garçon.
– Oui. Une carafe. »
Il s’assit, remplit son verre et se mit à boire. Il avait hâte de se débarrasser des pensées qui l’avaient assailli dehors. Le visage grimaçant du passé, le rictus de la mort… Un corps éventré par les éclats d’obus… Un autre rongé par le cancer. Il s’aperçut qu’il était à la même table qu’il avait occupée deux jours auparavant avec Kate Hegstrœm. La table voisine était libre. Mais il demeura où il était. Peu importait qu’il fût assis à une table ou à une autre. Il ne pouvait plus rien faire pour Kate Hegstrœm. Voyons, que lui avait dit Veber un jour ? Pourquoi êtes-vous si bouleversé lorsqu’une opération ne laisse aucun espoir ? Vous devez faire votre possible, et ensuite ne plus y penser, sans quoi, où irait-on ? Oui, où irait-on ? La voix de Jeanne Madou lui parvint. Kate Hegstrœm avait raison, la voix était prenante. Il prit la carafe. C’était une de ces minutes où la vie semble se décolorer subitement, où tout devient uniformément gris. Une sorte de reflux mystique. La césure entre deux respirations. La morsure du temps qui consume le cœur peu à peu. Santa Lucia, océan… comme si elle venait d’un rivage lointain aux floraisons mystérieuses.
« Comment la trouvez-vous ?
– Qui ? » demanda Ravic.
Le gérant était près de lui. D’un geste il désignait Jeanne Madou.
« Bien. Très bien.
– Oh ! Elle n’a rien de sensationnel, mais elle fait très bien entre les numéros. »
Le gérant s’éloigna. Un instant, son visage se détacha sur le fond lumineux. Puis il disparut dans l’ombre.
Les réflecteurs s’éteignirent. L’orchestre attaqua un tango. Les tables de verre s’éclairèrent une fois de plus. Jeanne Madou se leva. À plusieurs reprises, elle fut arrêtée par des couples qui se dirigeaient vers la piste. Elle regarda Ravic, sans que son visage marquât la moindre surprise. Elle vint droit à lui. Il se leva et repoussa la table. Un garçon s’empressa de l’aider.
« Merci », dit-il. Apportez un autre verre. Il ramena la table et emplit le second verre. « C’est de la vodka. Je ne sais pas si vous l’aimez.
– Bien sûr. Du reste, nous en avions bu au Relais de la Belle Aurore.
– C’est juste. »
Nous sommes déjà venus ici aussi, songea-t-il. Il y a des siècles. Il y a trois semaines. Elle était assise avec son imperméable mouillé, le désespoir et la défaite au cœur. Tandis que maintenant…
« Salute », dit-il.
Une lueur traversa son visage. Elle ne souriait pas, mais elle s’anima.
« Il y a longtemps que je n’ai pas entendu cela, dit-elle. Salute. »
Il vida son verre et la contempla. Les sourcils arqués, les yeux écartés, la bouche… Tout ce qui avait formé un visage imprécis, sans complexe, formait maintenant un visage brillant et mystérieux… un visage dont la candeur était tout le secret, qui ne cachait ni ne montrait rien.
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