L'arc de triomphe
vivrai dans la terreur de te voir repartir. Je suis toujours la dernière à qui l’on dit ce qui se passe ! Tu as appelé Morosow, pas moi. Et maintenant, tu t’en vas.
– Ne nous querellons pas, Jeanne.
– Je ne fais pas de querelle…
– Il faut que je parte. Adieu, Jeanne.
– Ravic ! appela-t-elle. Ravic !
– Oui.
– Reviens ! Reviens ! Je suis perdue sans toi !
– Je reviendrai.
– Oui, oui, reviens…
– Adieu, Jeanne. Je serai bientôt revenu. »
Une seconde il demeura immobile dans l’atmosphère étouffante de la cabine. Il s’aperçut qu’il tenait toujours le récepteur à la main. Il raccrocha et ouvrit la porte. Le fonctionnaire le regarda et demanda doucement :
« Fini ?
– Oui. »
Ils retournèrent à leur table sur la terrasse. Ravic vida son verre. « J’ai eu tort de téléphoner, pensa-t-il. Avant j’étais calme. Maintenant, je ne sais plus où je suis. J’aurais dû prévoir qu’une conversation au téléphone serait inutile. » L’espace d’une seconde, il fut tenté de la rappeler encore, de lui dire toutes les choses dont son cœur était rempli, de lui expliquer pourquoi il ne pouvait la voir, de lui dire qu’il ne voulait pas qu’elle le vît, accompagné d’un garde.
« Nous ferions mieux de partir, dit le garde.
– -Bien. »
Ravic fit un signe au garçon qui s’approcha.
« Donnez-moi deux petites bouteilles de cognac, tous les journaux, et douze paquets de caporal. :
Il paya et demanda au fonctionnaire :
« C’est permis, n’est-ce pas ?
– Un homme est un homme », répondit seulement celui-ci.
Ravic glissa les deux bouteilles et le tabac dans ses poches et, suivi de son garde, il s’éloigna.
Le Polonais et l’écrivain manifestèrent leur enthousiasme à la vue du cognac. Le plombier ne buvait rien. Il n’aimait que la bière, et il leur expliqua longuement à quel point la bière de Berlin était meilleure que celle d’ici. Étendu sur la planche qui lui tenait lieu de couchette, Ravic lisait les journaux. Le Polonais ne lisait pas ; il ne comprenait pas le français. Il se contentait donc de fumer.
Au milieu de la nuit le plombier se mit à pleurer. Ravic ne dormait pas. Il écouta les sanglots étouffés, en regardant le ciel pâle à travers l’étroite fenêtre. Le sommeil refusait de venir. Les êtres semblaient avoir une capacité illimitée de souffrir, que la vie ne parvenait jamais à émousser.
CHAPITRE XVIII
R AVIC venait de la gare. Il était sale et fatigué. Treize heures dans un wagon surchauffé, parmi des gens qui sentaient l’ail, des chasseurs avec leurs chiens, des femmes qui portaient sur leurs genoux des cages contenant des poulets et des pigeons… Et avant cela, près de trois mois passés à la frontière…
Dans la poussière d’or du couchant, il descendit le long des Champs-Élysées. Il releva la tête et crut voir comme une pyramide de miroirs, au Rond-Point des Champs-Élysées, qui reflétait les dernières lueurs du mois de mai.
Il s’arrêta et regarda plus attentivement. C’étaient, en effet, des pyramides de miroirs. Elles étaient partout et semblaient se répéter à l’infini derrière les plates-bandes de tulipes.
« Qu’est-ce donc que tout cela ? demanda-t-il à un jardinier occupé à retourner un carré de terre.
– Des miroirs, répondit ce dernier sans même lever la tête.
– Je le vois bien. Ils n’étaient pas là la dernière fois que je suis venu ici.
– Il y a longtemps que vous êtes parti ?
– Trois mois.
– Alors, je comprends. On les a posés il y a deux semaines. C’est pour le roi d’Angleterre. Paraît qu’y vient nous faire une visite. C’est pour qu’y puisse se voir partout.
– Affreux ! dit Ravic.
– Naturellement », répondit son interlocuteur avec calme.
Ravic poursuivit sa route. Trois mois… trois ans… trois jours… Qu’était-ce après tout que le temps ? Tout et rien. Lorsqu’il était parti, trois mois auparavant, les marronniers n’avaient même pas de feuilles, et maintenant, ils étaient en pleine floraison… les Allemands avaient encore une fois rompu leurs traités, et occupé la Tchécoslovaquie… À Genève, le réfugié Josef Blumenthal s’était suicidé, dans un éclat de rire hystérique, devant le Palais de la Société des Nations… Dans sa propre poitrine, Ravic sentait encore les restes de la pneumonie qui avait failli
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