L'archer du Roi
Taillebourg, il grogna :
— Nous ne sommes pas sur une terre sacrée, mon père.
Nous ne sommes que chez ces gredins d’Anglais.
Il examina le dragon sculpté qui grimpait le long de la
pierre avec sa gueule béante.
— Dieu, que cette sale bête est laide, n’est-ce pas,
mon père ?
— Les dragons sont des créatures du péché, les objets
de Satan, répondit Bernard de Taillebourg, donc ils sont laids.
— Un objet de Satan, hein ? fit sir William avec
un nouveau coup de pied à la croix.
Puis il reprit, non sans avoir au préalable gratifié la
pierre d’un troisième et inutile coup de pied :
— Ma mère m’a toujours dit que ces maudits bâtards d’Anglais
enterraient leur or sous des croix à dragons.
Deux minutes plus tard, la croix était couchée sur le côté
et une demi-douzaine d’hommes déçus baissaient le nez vers le trou ainsi formé.
La fumée qui montait des toits en flammes épaississait encore le brouillard,
tourbillonnant au-dessus de la route avant de disparaître dans la grisaille
matinale.
— Pas d’or, maugréa sir William.
Puis il rassembla ses hommes et prit la direction du sud, à la
recherche de vivres susceptibles d’être rapportés à l’armée écossaise. Mais les
champs étaient nus. Derrière, les flammes de l’incendie coloraient la brume
d’or et de rouge. Peu à peu, le rougeoiement disparut, ne laissant que l’odeur
du feu. Soudain retentit un vacarme assourdissant de cloches, dont l’appel
monta jusqu’au ciel. Sir William, à qui il semblait que le son venait de l’est,
entra dans une pâture à l’endroit où s’interrompait un muret et se mit debout
dans ses étriers. Il tendit l’oreille et essaya de localiser les cloches, mais,
avec ce brouillard, il ne put rien voir ni évaluer la distance. Puis le tapage
s’arrêta aussi soudainement qu’il avait éclaté.
À présent, le brouillard s’amenuisait et disparaissait entre
les feuilles orange d’un groupe d’ormes. Des champignons tachaient de blanc le
sol de la pâture vide.
Bernard de Taillebourg tomba à genoux et se mit à prier à
haute voix.
— Taisez-vous, mon père ! lui intima sir William.
Le prêtre se signa, comme implorant la clémence des cieux
pour sir William qui commettait le sacrilège d’interrompre une prière.
— Vous avez dit qu’il n’y avait pas d’ennemis !
protesta-t-il.
— Ce ne sont pas des imbéciles d’ennemis que je cherche
à entendre, répliqua l’Écossais, ce sont des animaux ! J’écoute pour savoir
s’il n’y a pas des cloches de vaches ou de moutons.
Mais sir William paraissait étrangement nerveux pour
quelqu’un qui ne cherchait que des vivres. Il ne cessait de se retourner sur sa
selle, de tenter de percer le brouillard, de houspiller son monde au moindre
crissement de maille ou au moindre coup de sabot sur le sol, d’imposer le
silence aux hommes d’armes qui chevauchaient près de lui.
Il était soldat depuis bien longtemps, il l’était même déjà
avant la naissance de certains de ses compagnons, et s’il était toujours en
vie, c’était parce qu’il avait toujours suivi son instinct. Or, en ce moment,
il sentait rôder le danger au milieu du brouillard. Sa raison lui disait qu’il
n’y avait rien à craindre, que l’armée anglaise était loin, de l’autre côté de
la mer, mais cela ne l’empêchait pas de sentir planer la mort. D’un geste
instinctif, il fit glisser son écu sur son épaule et passa son bras gauche dans
les boucles. C’était un grand bouclier, fabriqué avant l’époque où on avait
commencé à rajouter une cuirasse à la cotte de mailles, un bouclier assez grand
pour dissimuler un corps tout entier.
Au bord de la pâture, un soldat poussa un cri. Sir William
saisit la poignée de son épée. Mais ce qu’il avait entendu n’était qu’un cri de
surprise devant l’apparition soudaine de deux tours au milieu du brouillard. Ce
n’était guère plus qu’une brume maintenant, au sommet de la crête, mais il
continuait à flotter comme une rivière laiteuse au-dessus des vallées, de part
et d’autre de la colline. Par-delà la rivière, loin au nord, une grande
cathédrale et un château émergeaient de la blancheur spectrale d’une autre
crête, immenses et sombres. Ils trouaient le brouillard, pareils à des édifices
issus de l’imagination de quelque lugubre magicien.
Le valet de Bernard de Taillebourg, qui n’avait pas vu la
civilisation depuis des semaines,
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