L'archipel des hérétiques
barrière de corail, les conditions de
navigation restaient épouvantables. Au prix d'un risque considérable, on fit un
aller-retour de plus jusqu'au Batavia, et un nouvel arrivage de rescapés
fut mis en lieu sûr derrière la barrière de corail - après quoi le temps se
gâta franchement et, en milieu d'après-midi, le capitaine dut renoncer à
regagner l'épave. Restaient à bord soixante-dix hommes, pour la plupart
assommés par les excès de la nuit passée - mais suffisamment dessaoulés pour
comprendre que l'épave qu'ils avaient sous les pieds ne tarderait pas à céder
sous la pression des vagues. Plusieurs heures durant, Pelsaert s'embarqua dans
une chaloupe et partit croiser dans les parages du Batavia, dans
l'espoir de récupérer quelques-uns de ses coffres, ainsi que de sauver d'autres
vies. Il attendit vainement l'accalmie qui lui aurait permis d'accoster. A la
tombée de la nuit, le subrécargue se retira derrière la barrière de récif,
après avoir conseillé de loin aux survivants du Batavia de se construire
un radeau et de gagner le rivage par leurs propres moyens.
Au soir du second jour, la situation des rescapés s'était
encore aggravée. Les survivants, qui tentaient de résister au froid en
s'agglutinant les uns contre les autres, étaient désormais répartis sur deux
îles. L'arrivée d'un nouveau groupe de soixante personnes n'avait rien arrangé.
C'était soixante bouches de plus qu'il allait falloir nourrir, alors que les
réserves étaient déjà presque épuisées et qu'en dépit de toutes les tentatives
de rationnement, il ne restait pratiquement plus d'eau. Si on ne découvrait
aucune source dans les jours qui venaient, tous les survivants du naufrage
étaient promis à une mort quasi certaine.
Sur leur îlot, Pelsaert et Jacobsz soupesaient les
solutions qui s'offraient à eux. A en juger par la nature de l'archipel sur
lequel ils étaient venus s'échouer, le capitaine supposait qu'il s'agissait d'une
chaîne d'îles pratiquement inexplorées, baptisées « Abrolhos 2 de Houtman » par les Hollandais, en souvenir de Frederik de Houtman, un
marchand qui avait failli s'y échouer quelque treize ans auparavant 23 .
Rien n'indiquait que ces îles, dont on ignorait pratiquement tout, fussent
totalement dépourvues d'eau. Mais elles étaient situées à plusieurs centaines
de kilomètres de la latitude estimée du Batavia et à un peu moins de
trois mille six cents kilomètres au sud des Indes. S'ils se trouvaient bien
dans les Abrolhos, une poignée de survivants pouvait espérer rejoindre Java en
chaloupe.
Mais la première chose à faire était de trouver de l'eau.
Pelsaert n'avait toujours pas renoncé à aller récupérer ses coffres sur
l'épave, mais il craignait, et sans doute à raison, s'il temporisait davantage,
d'attiser la grogne de certains contestataires qui s'empareraient des chaloupes
pour lancer leur propre expédition dans les îles avoisinantes. Or, s'il perdait
le contrôle de la yole du Batavia et de sa grande chaloupe, cette
défaite aurait des effets désastreux sur le peu d'autorité qui lui restait,
ainsi que sur ses propres chances de survie - et les réserves d'eau étaient
autant dire épuisées. Il organisa donc une expédition qui partirait dès le 6
juin au matin et décida d'apporter un baril d'eau potable aux rescapés de la
grande île, située vers le nord.
Ariaen Jacobsz et ses hommes approuvèrent son idée
d'expédition, mais ils accueillirent avec un scepticisme atterré sa décision de
secourir les survivants de la grande île - d'ores et déjà baptisée le «
Cimetière du Batavia » par quelque rescapé hollandais anonyme, à cause
de sa situation qui lui assurait une vue imprenable sur le bâtiment échoué 24 .
Isolées sur ce tas de corail désertique, ces cent quatre-vingts personnes
étaient dépourvues de tout. Elles n'avaient pas la moindre embarcation pour
s'en échapper et avaient probablement déjà consommé toutes leurs réserves.
L'arrivée du subré-cargue et de son baril d'eau leur serait une piètre
consolation - en revanche, il y avait toutes les chances pour qu'ils tentent de
s'emparer de son bateau.
Jacobsz le fit remarquer à Pelsaert, soulignant qu'il
devait désormais s'attendre à ne plus être aveu-glément obéi par tous les
hommes. Dans ce genre de situation, quiconque disposait des moyens et des
compétences nécessaires pour assurer sa propre survie le ferait sans hésiter,
et, si nécessaire, aux dépens
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